Technocrate

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Technocrate

Technocrate Du grec technè (technique) et kratos (pouvoir).

1. Désigne une personne qui tire son pouvoir d'influence de la maîtrise de compétences techniques nécessaires à la décision politique.

2. Partisan de la technocratie. Personnage politique ou haut fonctionnaire qui agit, décide en fonction de données techniques ou économiques en tenant peu compte du facteur humain (Henri Lefebvre).

Comme le souligne Luc Rouban dans La fin des technocrates?[1], "la définition du technocrate n'existe pas" dans la mesure où elle varie selon l'usage ou la fonction que l'on veut lui attribuer. Figure largement fantasmatique de l'ennemi de l'intérieur, le technocrate est rapidement devenu "l'antithèse du vrai pouvoir politique" (ROUBAN, L. Op. Cit.), tirant son influence de la maîtrise réelle ou supposée de connaissances techniques et non du suffrage universel. On lui reproche à la fois d'exercer un pouvoir illégitime, d'être lointain, indifférent, efficace mais impitoyable, ou dans une autre version, inefficace et péremptoire. Cette représentation du technocrate, national ou "eurocrate", se nourrit largement des "théories du complot" ainsi que de présupposés sur l'innocence du politique.

Plus profondément, le thème de la technocratie tient à la situation paradoxale de l'administration: à la fois, de par la nature de ses fonctions, dans l'espace du politique et, en tant que bureaucratie, hors du champ de la politique.

Cela étant, la maîtrise des ressources techniques nécessaires à l’action politique confère à l'administration, et à certains de ses membres en particulier, un pouvoir d'influence sur les choix collectifs. Le pouvoir de la technique (technè - kratos) est donc bien réel; reste à en délimiter les contours et l'intensité.

L’idée de technocrate renvoie également à l’existence d’une caste administrative, constituant un groupe homogène doté d'une stratégie collective de monopolisation du pouvoir. Si ces deux sens du terme technocrate sont distincts, les deux aspects sont fréquemment assimilés dans le langage courant et il est devenu classique, depuis l'ouvrage de Jean-Claude Thoenig[2], d'associer ces deux aspects dans l'étude de ce phénomène. La notion de technocratie renvoie donc à deux approches:

- sociologie des élites: les technocrates comme version moderne des aristocrates

- sociologie des organisation: légitimité, nature et étendue du pouvoir de la technique, ce qui renvoie à la problématique plus large des rapports entre l'administration et le politique.

Sommaire

Les technocrates, nouveaux aristocrates ?

La technocratie comme élite sociale

Selon Jean-Claude Thoenig, la technocratie peut être appréhendée comme une élite sociale prenant assise dans les Grands Corps de l'Etat et dans le système de grandes écoles qui lui est associé. C'est la logique corporative qui permettrait la structuration de cette élite et son appropriation collective des positions de pouvoir. Cette logique peut se décomposer de la manière suivante:

  • écrémage: La sélection répond à une sorte de doctrine calviniste, autour de la figure de l'élu. L'élitisme passe par la fabrication de la réalité et de l'idéologie du tout petit nombre. Malgré le procédé du concours, l'élite technocratique se révèle être très fermée: fortes barrières à l'entrée, faible mobilité sociale ascendante et descendante. Forte reproduction.
  • essaimage: Le corps est d'autant plus grand qu'il ne fait pas ce pour quoi il est fait. C'est l'essaimage massif de leurs membres hors de leur position statutaire qui transforme les grands corps techniques et administratifs en caste dirigeante de la société. A ce titre, les grandes écoles constituent un vivier de compétences mais confèrent également prestige et réseaux (qui sont également appréciés par le secteur privé et par les partis politiques).
  • Distinction: Les membres des grands corps construisent leur identité de caste par contraste avec d'autres couches sociales: les « fonctionnaires » qui seraient incrustés dans leur routine, les cadres supérieurs et moyens du monde des affaires, préoccupés uniquement de l'intérêt privé, et surtout les hommes politiques, obsédés par le court terme et le provincialisme.

La caste des grands corps est donc plus qu'un réseau d'anciens élèves mais n'est pas pour autant une société secrète. Ils bénéficient en commun d'un certain nombre d’atouts : autogestion des carrières, autonomie des individus, polyvalence des qualifications, neutralité professionnelle et politique... Ils disposent en plus d'un langage commun qui permet confiance et accélération des affaires. Mais ces chances données à un groupe deviennent un privilège et c'est la recherche de sécurité et de pouvoir collectif qui structure le groupe. D'où un mécanisme d'héritage, de cooptation, qui peut s'apparenter à une gestion de portefeuille sur un certain nombre de chasses gardées:

1- Les postes de commandement à la tête de l'administration de l'Etat

2- Les cabinets ministériels

3- La politique

4- La vie économique ("pantouflage")

"La caste des élites se prolonge en technostructure. En d'autres termes, elle arrive à créer un espace d'action qu'elle s'approprie, à la tête de plusieurs secteurs, et qu'elle gère de manière autonome, substituant ses critères, ses modes d'action, ses normes, aux processus de décision, aux milieux, aux principes, qui du suffrage universel en politique aux actionnaires dans l'entreprise, sont censés en théorie la contrôler" (J-C THOENIG, Op. cit.). La structuration des technocrates en un ou plusieurs groupes homogènes dominants suppose la constitution d'un référentiel de valeurs communes ainsi que la production et la diffusion d'un discours légitimant. C'est à ce titre que l'on peut parler d'une idéologie technocratique.

L'idéologie technocratique, ou la légitimité de l'excellence

Les hauts fonctionnaires se présentent parfois comme le seul groupe ayant droit de parler au nom de l'Etat. Leur autorité est rendue légitime par le fait qu'ils s'approprient l'Etat et érigent leur conquête en monopôle, en développant un discours auto-légitimant autour du vocable de la compétence, de la neutralité, du service public et de l'intérêt général, sans pour autant jamais entrer en conflit frontal avec les détenteurs légitimes du pouvoir politique.

  • La rhétorique de la compétence. L'administration en général et les hauts fonctionnaires en particulier légitiment leur emprise sur les choix collectifs et se protègent des critiques externes en se prévalant de la possession d'un savoir technique que ne possèderaient pas les élus, et qui est attesté par leur mode de recrutement et de formation. Ils seraient là pour rappeler les contraintes du réel et éviter les erreurs; "grâce à leur médiation, la décision sera le produit, non plus de considérations contingentes et subjectives, mais d'une analyse rigoureuse, incontestable"[3]. Cette "dépolitisation" des problèmes par "technicisation" permet d'autant plus de légitimer leur influence que les hauts fonctionnaires mettent en avant leur neutralité.
  • La rhétorique de l'apolitisme. "L'administration tire (...) argument de son extériorité vis-à-vis du système électif pour asseoir son autorité sociale: inversant le rapport traditionnel au politique, elle tend à forger sa légitimité, non plus sur, ou par, le politique, mais contre lui." (CHEVALLIER, J. Op. Cit.). L'apolitisme n'est plus un stigmate mais un signe de supériorité morale du haut fonctionnaire sur l'élu. Celui-ci incarne la permanence et la continuité des affaires publiques, alors quel les élus sont voués à agir dans le court-terme. Les hommes politiques, dans la mesure où ils sont soumis aux pressions électorales de leur base, ne sauraient être au même titre que les hauts fonctionnaires, désintéressés et libres de toute allégeance, les représentants du véritable intérêt général. Les hauts fonctionnaires, dans la mesure où leurs fonctions ont un caractère politique, ne font pas de la politique partisane mais de la "politique au sens noble ". Cela étant, le rapport au pouvoir politique demeure ambigu dans la mesure où les hauts fonctionnaires ne peuvent diffuser ce type de discours identitaire auto-légitimant de manière ouverte, sans quoi ils seraient accusés de s'opposer à la légitimité démocratique, qui est la plus généralement reconnue. Ce discours n'a donc qu'une vocation interne et se voit substituer un discours officiel de subordination à l'élu dès qu'il s'adresse au monde extérieur.
  • Le dogme de la subordination aux élus. En effet, pour être valables juridiquement et reconnus comme légitimes, les actes des fonctionnaires doivent être couverts de l'autorité et bénéficier de la caution des élus. Les premiers se présentent donc toujours au monde extérieur comme de fidèles exécutants des décisions politiques des seconds. Ce discours a par ailleurs des avantages incontestables: il place l'autorité les fonctionnaires à l'abri de toute controverse et leur permet de "bénéficier par projection de la légitimité démocratique" (CHEVALLIER, J. Op. Cit.). En somme, il s'agit du meilleur argument pour se protéger de l'accusation d'être un technocrate.

Elite aristocratique fondée sur la sélection des "meilleurs", la technocratie ne va donc pas pour autant contre le politique, elle joue avec lui. "Elle tire son existence du fait d'exister comme lieu de passage obligé (...), et de réapproprier, à l'une de ses exigences et intérêts en tant que groupe, le contenu du problème dont la collectivité lui accorde la gestion" (J-C THOENIG, Op. cit.)

Le pouvoir technocratique: une capacité d'influence

L'action technocratique suppose un espace d'action, si possible légitime, qui permette une réappropriation technique. Ainsi, du fait de leur position de "marginal-sécant"[4], à l'intersection entre le système politique et administratif, certains hauts fonctionnaires peuvent exercer un pouvoir d'influence réel sur les choix politiques et leur mise en oeuvre. L'ampleur de ce pouvoir est cependant variable, notamment en fonction de l'importance des "zones d'incertitude" qu'élus et technocrates arrivent à maîtriser.

Un pouvoir d'influence réel

Le poids politique des administrations et des individus qui la dirigent résulte de la détention de ressources spécifiques:

  • Pouvoir bureaucratique. Certains fonctionnaires, du fait de leur fonction, peuvent mobiliser les ressources bureaucratiques de leur organisation: ils disposent des moyens juridiques, matériels et humains de cette dernière et contrôlent par ce biais une zone fondamentale d'incertitude. De plus, ces moyens sont confortés par la stabilité, la continuité et la cohésion de l'administration qui lui donnent les moyens de peser fortement sur le contenu des décisions.
  • Pouvoir technocratique. Du fait de la professionnalisation et de la spécialisation, l'administration est dépositaire de compétences techniques spécifiques nécessaires à la décision politique et à sa mise en oeuvre (pas de projet politique sans projet technique). L'influence de l'administration sera d'autant plus grande que les problèmes auxquels les hommes politiques devront faire face s'avèrent complexes. Dès lors, les hauts fonctionnaires peuvent avoir intérêt à "techniciser" les problèmes pour accroître leur influence sur le choix politique. Ce type de stratégie comprend plusieurs dimensions:

- sectorialisation des activités par délimitation institutionnelle et technique

- contrôle monopolistique des moyens de l'expertise technique

- dépolitisation des enjeux, c'est-à-dire retraduction en termes techniques et non politiques (ceci passe également par une disqualification des discours "politiciens").

Au final, les hauts fonctionnaires disposent d'une capacité d'action à la fois "négative", dans la mesure où ils peuvent entraver, retarder, déformer (ou - ce qui est parfois plus handicapant - appliquer à la lettre) la décision, et d'une capacité d'action "positive" (CHEVALLIER, J. Op. Cit.) étant donné le rôle qu’ils sont amenés à jouer tout au long de l'élaboration et de la mise en oeuvre des décisions. Cela étant, ces capacités d'action des hauts fonctionnaires ont une intensité variable selon la place occupée par les intéressés dans le dispositif politico-administratif et selon la configuration politique.

Un pouvoir d'intensité variable

L'emprise des technocrates sur les décisions politiques, qui découle de leur position de "marginal sécant" entre univers administratif et politique, dépend en grande partie du type de régime politique (socialiste/libéral/autoritaire) et des traditions nationales qui organisent avec plus ou moins de rigueur la séparation entre administration et monde politique. Dans tous les cas, l'influence de chaque haut fonctionnaire dépend de la situation qu'il occupe dans le système, et qui varie selon plusieurs critères, notamment:

  • Le degré de proximité avec le décideur politique. Au niveau local comme national, ce sont les fonctionnaires que leur rang hiérarchique met en contact permanent avec les élus qui disposent des ressources politiques les plus affirmées.
  • La maîtrise des sources d'information stratégique permet d'orienter les choix en infléchissant le cadre conceptuel dans lequel ils s'exercent et/ou de jouer un rôle de filtre sélectif des informations. C'est la prédétermination du contenu des choix politiques.

L'intensité du pouvoir technocratique dépend également des ressources dont sont dotés les élus. Ainsi, la maîtrise de l'information technique ne confère du pouvoir aux fonctionnaires que dans la mesure où ils en détiennent le monopole. Or la généralisation des contre-expertises rend ce monopole d'information contestable, ce qui peut inciter leurs détenteurs à modérer les déformations et rétentions . Par ailleurs, la zone d'incertitude maîtrisée par les hauts fonctionnaires est souvent compensée par une zone d'incertitude symétrique maîtrisée par l'élu: ainsi, la carrière des hauts fonctionnaires dépend souvent pour partie des élus qu'ils servent, cette dépendance pouvant aller, pour les emplois les plus sensibles, jusqu'au statut d'emploi "fonctionnel" - à la discrétion du décideur politique. Les hauts fonctionnaires n'ont donc pas intérêt à essayer de tromper les responsables politiques; il est même nécessaire qu'ils établissent une relation de confiance. L'influence qu'ils exercent doit donc être discrète, masquée, et bien souvent à la marge.

La fin des technocrates ?

Un certain nombre d'évolutions ont pu faire parler de "fin des technocrates" (Luc Rouban): décentralisation, professionnalisation des élus, multiplication du nombre d'acteurs ayant la possibilité d'intervenir de façon légitime dans l'élaboration des décisions publiques (groupes d'intérêt, associations...), rôle croissant des "administrations d'état-major" (cabinets), institutionnalisation de la contre-expertise, politisation de la haute fonction publique (80% des énarques affirment que c'est leur principale crainte concernant leur carrière), et, de manière plus profonde, la mutation en profondeur de la conception de l'action publique, avec un glissement d'un rôle de planification vers un rôle de régulation, d'arbitrage, qui laisse moins de place à la technique pure.

Si par technocratie, on entend un véritable pouvoir de décision politique détenu clandestinement par un groupe structuré, alors celle-ci n'existe plus - si tant est qu'elle ait jamais existé. Par contre, on ne peut nier que certains hauts fonctionnaires disposent d'un pouvoir d'influence, et que leur provenance (en grande majorité des Grands Corps, eux-mêmes recrutés parmi les meilleurs étudiants des grandes écoles) leur confère une certaine homogénéité ainsi qu'un certain nombre de réseaux communs. Mais le pouvoir de cette élite, socialement peu diversifiée, est contrebalancé en tant que de besoin et ne peut s'épanouir que dans l'espace que lui confèrent, implicitement ou explicitement, les décideurs politiques.

Citations

"Les hommes qualifiés de technocrates passent pour détenir des compétences éminentes ainsi que le don de l'efficacité. Ils en auraient le quasi-monopole. Or, ils n'existent pas. Les prétendus technocrates aménagent selon les normes fixées ailleurs et pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la technique, les villes, les territoires, la circulation, les communications et la consommation." (Lefebvre, 1967, p.19)

" Mon père, y voulait que j'fais des études, parce qu'y voulait que j'suis technocrate. Parce qu'y disait, technocrate, c'est une nouvelle race de feignant! Mon père y disait, technocrate, c'est des mecs que quand tu leurs poses une question, une fois ils ont fini de répondre, tu comprends plus la question que t'as posé. Mon père y disait, les technocrates, si on leurs donnerait le Sahara, dans 5 ans faudrait qu'ils achètent du sable ailleurs." (L'étudiant, Coluche)

Notes

  1. ROUBAN, Luc. La fin des technocrates ?. 1998, Paris, Presses de Sciences Po, Coll. bibliothèque du citoyen
  2. THOENIG, Jean-Claude L'ère des technocrates: le cas des ponts et chaussées. 1987. Paris. L'Harmattan : "La technocratie, c'est l'idée que quelque part, en haut de la pyramide, un cercle restreint de cadres supérieurs occupe, de façon cachée sinon usurpée, les postes de pouvoir, et impose, sous le couvert d'une rationalité technique ou d'une compétence professionnelle plus ou moins fondée, ses propres choix et ses propres options à la collectivité et à ceux qui sont censés la diriger. Le technocrate est anonyme, inhumain et élitiste"
  3. CHEVALLIER Jacques, Science Administrative. 2002. 3e Ed. PUF. Coll. Themis
  4. CROZIER Michel et FRIEDBERG Ehrard, 1977, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1992.

Références

  • Henri Lefebvre, Vers le cybernanthrope, Contre les technocrates. 1967. Paris. Denoël/Gonthier. Bibliothèque Médiations.
  • Jean-Claude Toenig, L'ère des technocrates: le cas des ponts et chaussées. 1987. Paris. L'Harmattan.
  • Luc Rouban, La fin des technocrates ?. Paris, Presses de Sciences Po, 1998, Coll. bibliothèque du citoyen

Voir aussi

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Voir « Technocrate » sur le Wiktionnaire.

Articles connexes

Liens externes

Sculpture "The technocrat" par Milo Dias (www.wfi.fr)

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