Karens

Karens
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Les Karens (autodénomination : Pwa Ka Nyaw Po), nommés Kariangs (กะเหรี่ยง) ou Yangs par les Thaïs, sont un groupe ethnique tibéto-birman de 4 à 5 millions de personnes[1], dont 90 % environ vivent en Birmanie et 10 % en Thaïlande. La junte militaire birmane est en conflit depuis 1948 avec la guérilla karen, qui l’accuse de nettoyage ethnique.

Les Karens au Myanmar.

Sommaire

Localisation

Les Karens vivent majoritairement en Birmanie dans trois régions : au Sud-Ouest, dans le delta de l’Irrawaddy, au centre, dans le massif montagneux de Pegu Yoma, et à l'Est, dans les collines frontalières de la Thaïlande, depuis le sud de l’État Shan jusqu’au Tenasserim, les États Karen et Kayah étant les régions qui rassemblent le plus de Karens . Une minorité habite la Thaïlande, où ils sont présents tout au long de la frontière birmane, particulièrement nombreux dans la province de Tak, dans leurs villages d’origine et de plus en plus dans les camps de réfugiés[2]. Ils seraient environ 3 800 000 dont 89 % au Myanmar et 11 % en Thaïlande[3]. Quelques-uns se sont expatriés particulièrement en Australie, à Singapour, aux États-Unis, au Canada et en Suède.

Ils constituent, après les Shans, la deuxième des minorités de Birmanie, mais il n’existe aucune statistique précise sur leur importance démographique, tant du fait de la situation politique instable que de l’enjeu que représentent les chiffres.

Groupes ethniques

Les Karens ne constituent pas un peuple unifié, mais sont formés de divers sous-groupes aux langues étroitement apparentées. Le nom karen utilisé par les Anglais est la transposition du terme birman kayin qui n'a pas d’équivalent strict dans les langues karens. C'est le missionnaire baptiste Francis Mason qui est à l'origine de cette transposition en 1866, notant que les Birmans l'appliquent à diverses tribus incultes habitant Burma et Pegou et le définissant lui-même comme « un peuple qui parle une langue d'origine commune, commodément appelée Karen, embrassant bien des dialectes et de nombreuses tribus ». Eux-mêmes se nomment Pra/Pwa K’gnaw en sgaw karen, Hploun Hpou en pwo karen, Keyè Li Hpou ou Keya Li Hpou en kayah, ce qui signifie littéralement « les Hommes ». Les Môns les appellent Kareang ; les Thaï du Centre, Kariang ; ceux du Nord ainsi que les Shan les désignent du terme de Yang.

Femmes d'un village Karen en 1922.

Le terme s’applique en fait à une mosaïque ethnique constituée d’une quinzaine de groupes ou sous-groupes d’importance très inégale en nombre et dont il est difficile d’établir aujourd’hui le degré d’apparentement, faute de données ethno-linguistiques suffisantes. Alors que les ethnologues distinguent quatre grands groupes : les Sgaw, les Pwo, les Kayah et les Pa-O (ou Taunghtu), un certain nombre de linguistes en proposent trois : les Sgaw, les Pwo et les Bwé, rattachant les Kayah à ces derniers et considérant le pa-o comme un dialecte pwo.

Les Sgaw constituent le groupe le plus important ; ils prédominent dans l’État Karen, mais habitent aussi des villages de part et d’autre de la frontière thaïlando-birmane depuis le sud du Shan jusqu’au Tenasserim ainsi que dans le delta de l’Irrawaddy et la région de Pegu. À quoi il faut ajouter les camps de réfugiés principalement concentrés autour de Mae Sot (Thaïlande, province de Tak). Ils sont estimés entre 1,5 et 2 millions. Ce nombre et les suivants, qui reprennent les données datant des années 1980[4], ne visent qu’à donner un ordre de grandeur. L’opposition karen fournit des chiffres plus élevés.

Viennent ensuite les Pwo qui vivent d’une part dans le delta de l’Irrawaddy (Pwo occidentaux) et d’autre part dans les mêmes régions frontalières que les Sgaw (Pwo orientaux), environ 1 million au Myanmar et peut-être 50 000 en Thaïlande.

Ces deux groupes constituent à eux seuls 80 à 85 % de l'ensemble des Karens.

Les Kayah, appelés aussi Karenni (ou Karens rouges) du fait du châle à rayures rouges qu’ils portent traditionnellement, habitent l'État birman du même nom (environ 500 000). Les femmes kayah ont pu être qualifiées de « femmes éléphants » parce que l’usage voulait qu’elles s’entourent les jambes d’anneaux de coton laqué. Quant aux Padaung, autre sous-groupe de Kayah, ils sont (ou étaient) connus pour leurs « femmes-girafes » au cou entouré d’anneaux de cuivre ou de laiton[5]. Les Geba, très petit groupe, leur sont apparentés.

Les Pa-O ou Taung Thu ou Karens noirs (environ 550 000) ont subi l’influence des Shan, dans l'État duquel ils vivent très majoritairement, et ils n’éprouvent pas de sentiment d’appartenance au peuple karen, malgré leur langue proche du Pwo oriental qui les y rattache.

On dénombre également plusieurs autres petits groupes : Brghe (ou Bwe), Paku, etc.[6], dont l’apparentement aux groupes plus importants est discuté.

Histoire

Quelques dates

  • 700 av. J.-C. : arrivée des Karens en Birmanie (source inconnue et invérifiable).
  • XIIe : premières mentions des Karens sur une stèle commémorative môn.
  • XVIIe - XVIIIe : guerres birmano-thaïes, premières migrations de Karens en Thaïlande.
  • 1822 : conversion de Ko Tha Byu par le Dr Judson.
  • XIXe : de nombreux Karens sont convertis et forment l’élite des cadres coloniaux britanniques.
  • 1942-1945 : invasion japonaise, nombreux pogromes contre les Karens. Les Birmans collaborent alors que les Karens forment des maquis probritanniques.
  • 1948 : indépendance de la Birmanie, les Karens réclament leur indépendance et menacent Rangoon. Fondation de l'Union Nationale Karen (KNU) par Saw Ba U Gyi, un avocat formé à Oxford.
  • 1953 : assassinat de Saw Ba U Gyi.
  • 1962 : coup d’État du général Ne Win, instauration de la dictature.
  • 1988 : manifestations prodémocratiques violemment réprimées dans toute la Birmanie. Des milliers d’étudiants rejoignent la résistance karen.
  • 1994 : scission de la DKBA manipulée par Rangoon.
  • 1995 : chute du QG historique de Manerplaw.
  • 2000-2007 : nombreuses négociations de paix avortées, notamment à cause des actions répressives de militaires birmans sur le terrain.
  • 2006 : mort du général Bo Mya, président de la KNU.
  • 2007 : nouvelles scissions ; la Thaïlande renvoie un grand nombre de réfugiés en Birmanie.
  • 2008 : assassinat du secrétaire de la K.N.U., Pa Doh Mahn Sha, Pwo bouddhiste favorable à l'unité.

Des origines au XVIIIe siècle : un peuple en proie à l'histoire

Tout au long de leur histoire, les Karens ont été tributaires de la politique des États dominants qui les ont combattus ou ont cherché à les assimiler. Leurs territoires ont été successivement le théâtre d’affrontements entre Môns et Birmans, Birmans et Thaïs, Birmanie et Empire britannique. Par ailleurs, le Myanmar, où vit l’immense majorité d'entre eux, a, depuis son indépendance, pour préoccupation majeure le maintien de la cohésion interne d’un pays où cohabite avec l’ethnie dominante un tiers de la population composé de multiples peuples non birmanophones, voire non bouddhistes, et cette politique ne fait que renforcer les aspirations nationalistes.

Vraisemblablement originaires du Yunnan et plus anciennement des hauts plateaux tibétains, les Karens font partie des peuples qui, peut-être à cause de l’expansion des Han, ont en plusieurs vagues migré vers le sud en empruntant les vallées du Mékong, du Salween et de l’Irrawaddy. Ils auraient atteint l’actuelle Birmanie à la fin du Ier millénaire[7].

Les royaumes conquérants de Bagan (XIe-XIIIe siècles) et leurs successeurs se sont livrés à des déportations de populations, que les Karens ont subies comme d’autres ethnies minoritaires. À vrai dire, les données sont maigres : une inscription de la région de Bagan (vers 1235) comporte le terme de Karian ; d’autres inscriptions contemporaines, mentionnant plusieurs peuples auxquels appartenaient des esclaves offerts ou libérés à l’occasion de constructions religieuses, y font figurer des Cakraw et des Plaw qu’un auteur birman considère comme étant des Sgaw et des Pwo Karen[8].

Au XIIIe siècle, les Sgaw, repoussés par les Birmans, se réfugient dans les monts Yoma (région de Pegou), cependant que les Pwo semblent avoir connu un sort meilleur, aussi longtemps qu’ils ont vécu sous l’influence des Môns, qui ont régné sur la basse Birmanie en étant à la tête du royaume de Pegou jusqu’en 1539. Aujourd’hui encore les Birmans distinguent Pwo et Sgaw en appelant les premiers Talaing Kayin (Karens môns) et les seconds Bama Kayin (Karens birmans)[7].

L'affaiblissement de la dynastie birmane Toungou entraîne vers 1740 des soulèvements populaires de Môns, de Birmans, de Karens et ouvre une période troublée génératrice de massacres. Pendant la dynastie Konbaung les Birmans qui finiront par s’emparer d’Ayutthaya s’affrontent aux Siamois ; les villages karens sont dévastés, de multiples exactions sont commises : enrôlements, travail forcé, déportations. Chassés une nouvelle fois de leurs résidences, beaucoup de Karens s’enfuient vers le Siam où ils sont d’ailleurs incités ou contraints à s’installer par les souverains ou leurs vassaux qui les chargent d’assurer la sécurité de la frontière. C’est le cas, après la reprise de Chiang Mai par les Thaïs (1774), de Chao Kawila, vassal du roi Taksin, vice-roi de la Thaïlande du Nord, qui adopte cette politique pour repeupler son territoire dévasté par les guerres. Les Sgaw qui vivent aujourd'hui sur les pentes de la vallée de la Ping sont probablement les descendants de ces migrants. Les Karens ont aussi volontairement essaimé dans les zones frontalières de la Thaïlande centrale, inhabitées ou dépeuplées à la suite d’invasions birmanes[7]. Les Annales thaïes signalent que le roi Rama I (1782-1809) a encouragé l’installation de Môns et de Karens dans la région de Sangkhlaburi[9].

XIXe siècle : aspirations nationales en Birmanie et début d’assimilation en Thaïlande

Les Kayahs ou Karenni se sont différenciés, peut-être bien avant le XIXe siècle, des autres groupes en créant de petites principautés sur le modèle des Shans, leurs voisins, dirigés par les Saophas, indépendants des souverains birmans à qui ils n'ont jamais payé tribut. En 1875 le roi birman Mindon et la Grande-Bretagne reconnaissent l'indépendance des États Karenni. Seigneurs locaux au pouvoir instable, ils règnent sur des territoires, limités parfois à une bourgade et ses environs, qu’ils n'administrent pas vraiment. Kantarawadi, Kyebogyi, Ngwe Dawng, centre de fabrication de gongs exportés dans tout le pays Karen et au Laos, ont ainsi constitué des principautés Kayahs en état de guerre quasi permanent avec les Birmans et les Shans, dans le but en particulier de contrôler le commerce d'esclaves et du tek. L'occupation anglaise à la fin du siècle met fin à ces conflits[7].

En Thaïlande les successeurs de Rama Ier poursuivent sa politique en incitant les Karens, Pwo principalement, à s'installer le long de la frontière depuis la Province de Tak jusqu'à celle de Petchaburi. Rama IV se proclame "Roi des Karens[10]" ; Rama V (1868-1910) entreprend des tournées dans son pays et visite plusieurs colonies Karens dont les habitants deviennent des citoyens thaïs, payant des impôts, élisant leurs chefs de village et de sous-districts. Ainsi beaucoup s’assimilent, gagnent les villes, sont scolarisés, entrent dans la police et l'armée, adoptent le bouddhisme et leur niveau de vie rejoint celui des Thaïs. Certains s'enrichissent en vendant des produits rares destinés à l’exportation tels que bois précieux (aquilaria), cornes de rhinocéros, défenses d'éléphant[9].

En Birmanie deux événements marquants ébranlent la vie des Karens : l’arrivée des missionnaires chrétiens et la colonisation. En 1813 un couple de baptistes américains, Adoniram et Ann Judson, s’installent près de Moulmein, ouvrant la voie à une période d’évangélisation des minorités chin, kachin et karen.

Dix ans plus tard se déclenchent les guerres anglo-birmanes qui se concluent au début de 1886 par le rattachement de la Birmanie à l’Empire des Indes britanniques[note 1]. Au contraire des régions à majorité birmane (Ministerial Burma) administrées directement par un gouverneur, les États montagnards (Taungdan Daytha, en birman), et en particulier les zones frontalières (Frontier Areas) demeurent autonomes : ni les Karens, ni les principautés Karenni ne sont inclus dans la colonie et les uns comme les autres conservent leurs droits coutumiers. De ce fait, les Karens coopèrent avec les britanniques. Certains, comme les Cipayes indiens, s’enrôlent dans les troupes auxiliaires et jouent un rôle déterminant dans l'écrasement de rébellions qui éclatent en basse Birmanie en 1886 et, plus tard, contre celle menée par Saya San en 1932 ; incités à la fois par les missionnaires et les occupants qui les chargent de sécuriser les zones forestières qu'ils comptent exploiter, nombreux sont ceux qui redescendent dans les plaines de basse Birmanie et du Tenasserim qu'ils avaient fuies lors des guerres birmano-thaïes. Experts dans l’abattage du bois et la conduite des éléphants, ils trouvent là de nouvelles ressources et jouent un rôle d'intermédiaires dans le commerce du tek que l'ouverture du port de Moulmein rend florissant[11]. Un certain nombre fréquente les collèges dirigés par les Baptistes, dont celui de Yangon (Rangoon) fondé en 1875 et qui sera baptisé "Le Collège Karen", puisque beaucoup y seront scolarisés[12]. "On pourrait dire que les Karens ont bénéficié d’un court répit durant la période du Régime Britannique", estime la K.N.U. dans son Histoire Karen[13].

Ces circonstances ont pour effet de creuser davantage encore le fossé qui sépare de longue date Birmans et Karens et qu'auraient peut-être contribué à réduire un développement des moyens de communications et un renforcement des liens économiques entre les Collines et les Plaines ; tel sera du moins l'avis après guerre du Directeur de la FAA (Frontiers Areas Administration), H.N.C Stevenson[14]. Dès 1881 a été fondée, surtout par des convertis au christianisme, la Karen National Association qui considère l'occidentalisation comme un facteur favorable à l'amélioration du niveau de vie, l'épanouissement personnel et l'unification nationale.

XXe siècle

Naissance du Myanmar : Les revendications nationalistes

En avril 1937 l'autonomie de la Birmanie, détachée de l'Empire des Indes, a pour conséquence l'instauration d'un système législatif bicaméral : sur les 132 membres de la chambre basse 12 sont élus par les Karens, mais ces timides tentatives pour intégrer à la Birmanie des peuples qui ne l'ont jamais été - même s'ils en ont subi la suzeraineté - vont être anéanties par l'invasion japonaise et l'accession à l'indépendance de l'Union birmane.

Au contraire des indépendantistes birmans menés par Aung San, qui voient à tort dans l'armée japonaise une alliée qui les libérera du joug britannique, les Karens prennent massivement parti pour les Anglais et sont victimes des exactions commises en 1942 par l'Armée nationale birmane, qui prête main forte à l'envahisseur, et ce jusqu'à sa dissolution.

Après la guerre, alors que les négociations s'engagent entre Birmans et Anglais, les Karens revendiquent la création d'un État Karen autonome auprès de la Grande-Bretagne, puis des premiers dirigeants du Myanmar, Aung San, puis U Nu.

Drapeau de l'Union nationale karen.

En octobre 1945 a lieu un grand rassemblement de Karens à Yangon (Rangoon) ; en août 1946 une mission de bons offices dirigée par Saw Ba Gyi se rend à Londres et échoue, le gouvernement britannique refusant de disjoindre l'avenir des Karens de celui des Birmans. L'Union nationale karen (Karen National Union) fondée en février 1947 réclame désormais un État indépendant de la Birmanie, mais membre du Commonwealth, incluant toutes les régions où les Karens sont majoritaires, ce qui englobe une partie des États fédérés de l'Irrawaddy et la côte du Tenasserim[15]. La Conférence de Panglong qui prépare quelques jours plus tard l'organisation du futur Myanmar en réunissant Aung San, président du Gouvernement Birman Intérimaire, et les minorités ethniques - où quatre observateurs Karens sont présents - s'en tient aux principes généraux d'un État Fédéral et d'une administration autonome des régions frontalières, tout en préparant les élections de l'Assemblée constituante où les minorités sont sous-représentées : sur les 255 sièges, 45 seulement étaient réservées à l'ensemble des régions frontalières[16]. Aussi la K.N.U. et les Karennis boycottent-ils les élections. Cependant des désaccords entraînent une scission de la K.N.U : Les membres favorables à la création d'un état autonome à l'intérieur de l'Union, s'en séparent pour créer la K.Y.O. (Karen Youth Organization) avec à leur tête Mahu Ba Khaing ; la majorité, fidèle à Saw Ba Gyi, réclame un état extérieur à l'Union et crée une milice armée en juillet 1947, la K.N.D.O., future K.N.L.A. (Karen National Liberation Army). Le 24 septembre 1947, à la veille de l'indépendance du Myanmar, la Constitution met en place un système parlementaire et un fédéralisme limité reconnaissant l'existence d'un État Kachin, d'un État Karenni[17], rebaptisé en octobre 1951 "Kayah", du nom du groupe ethnique majoritaire[18], et d'un État Shan, avec pour ces deux derniers un droit de sécession au terme de dix ans ; elle n'envisage pas l'existence d'un État Karen ni d'un État Môn, au prétexte qu'ils n'existaient pas avant la colonisation. Une Chambre Haute représente les nationalités : sur 125 sièges 25 reviennent à l'État Shan, 24 aux Karens, 12 à l'État Kachin, 8 aux Chin et 3 à l'État Karenni.

Menaces de marginalisation en Thaïlande

Dans la première partie du XXe siècle, la situation des Karens tend à se détériorer. Les zones frontalières, perdant de leur intérêt stratégique et économique, sont délaissées par les souverains Thaïs, alors que la population augmente. Il en résulte un appauvrissement dans le Nord-Ouest, d'autant qu'à partir du règne de Chulalongkorn-Rama V (1876-1916), le Royaume renforce sa centralisation en plaçant les minorités ethniques sous administration directe. Tous les responsables locaux de niveau supérieur au village sont des fonctionnaires dépendant de Bangkok. Sans doute des Karens du centre, surtout des Pwos Bouddhistes, s'assimilent-ils, adoptant la langue Thaï et contractant des mariages mixtes, mais la majorité qui vit dans les villages reculés du Nord-Ouest rejettent le pouvoir de fonctionnaires étrangers réclamant des impôts et l'établissement d'une administration moderne. Des émeutes ont lieu, qui concernent d'ailleurs aussi des paysans thaïs; des villageois fuient leurs villages et se réfugient dans la jungle.

A ces problèmes s'ajoute une politique nationaliste qui exalte la Nation Thaï et réduit toutes les minorités ethniques appelées globalement ชาวเขา / chao kǎo, c'est-à-dire tribus montagnardes ("hill tribes") à une image stéréotypée de tribus primitives, hostiles et productrices d'opium.

Cette politique n'évolue que dans les années 1960. Pour repousser le danger communiste aux frontières, rendu plus inquiétant par la situation au Vietnam, et préserver les ressources naturelles, en particulier forestières, mises à mal par la traditionnelle culture sur brûlis, le Gouvernement thaïlandais prend des mesures en faveur principalement des Hmongs et d'autres minorités cultivant l'opium, mais dont les effets profitent aussi aux Karens[7].

De l'Indépendance du Myanmar à la fin du XXe siècle : La lutte contre l'occupant birman

Les dirigeants Karen qui n'ont pas obtenu satisfaction par la voie légale vont bientôt, comme d'autres minorités ethniques du Myanmar, passer à la lutte armée pour obtenir leur État qu'ils appellent le Kawthoolei. Les multiples insurrections qui éclatent dans tout le pays favorisent d'abord leur action, mais la prise en mains du pouvoir par les militaires tourne à leur désavantage.

La K.N.D.O se soulève en août 1948 en même temps que les nationalistes Môns du M.N.D.O. Alors que le soir de Noël, l'attaque à la grenade par les forces de police auxiliaires de plusieurs églises dans la Division de Magway fait plus de 80 morts[16], les bataillons karens et un bataillon des Kachin Rifles de l'armée birmane font défection et rejoignent la K.N.D.O. Dans les premiers mois de 1949 la rébellion occupe la totalité de l'État Kayah, le sud de l'État Shan, les zones Karens frontalières, la province de l'Irrawaddy, les villes de Thaton, de Taunggyi et menace Yangon en s'emparant de Insein, toute proche. Mandalay est également entre les mains de la K.N.D.O. pendant un mois. Le chef d'état-major de l'armée birman, le général Smith-Dun, d'origine karen, est démis de ses fonctions et remplacé par le général Ne Win (31-01-49) qui réduit le nombre de troupes auxiliaires issues des minorités, considérées désormais comme peu sûres. Malgré d'autres révoltes, celles des Kachin, de groupes communistes, d'anciens guerilleros anti-japonais, le Pouvoir finit par reprendre la situation en main, bien qu'au début des années 1950 la K.N.D.O. contrôle encore des régions du delta, de l'est du Sittang et du Tenasserim. La création d'un État Karen en septembre 1952 ne répond pas aux revendications de la K.N.U., car il n'est pas question des communautés du delta particulièrement nombreuses (d'où les derniers rebelles ne seront chassés qu'en 1971). Avec l'aide de la K.N.U.naît en 1956 une organisation karenni combattante, le K.N.P.P. Néanmoins certains habitants qui vivent dans les régions non contrôlées par la K.N.U. se rallient et le nouvel État Karen est occupé par l'armée en 1954. Le gouvernement du Général Ne Win qui s'empare du Pouvoir en 1962 édicte des lois centralisatrices qui abolissent le peu d'autonomie dont disposaient les minorités et la Constitution de 1973 ne fait que légaliser le règne des militaires.

Pour lutter contre la toute puissance de la Junte au pouvoir et de son armée, la K.N.U., sous la dirction du Général Bo Mya, noue des alliances avec d'autres groupes combattants.

En 1975 et 1976 deux conférences, réunissant les minorités ethniques unies à la fois contre la junte birmane et la progression de la rébellion armée du Parti Communiste, réclament la restauration de la démocratie, la création d'une nouvelle Union des Nationalités fondée sur l'autodétermination et réaffirment la nécessité de poursuivre la lutte armée en fondant le N.D.F. (National democratic Front). Le gouvernement de Ne Win, qui nationalise les principaux secteurs de l'Economie et étouffe toute liberté d'expression, s'efforce vainement d'affaiblir ces mouvements par l'instauration d'un système socialiste[16].

Dans la décennie 1984-1994, la K.N.U., fer de lance de la lutte armée contre la junte, poursuit sa politique d'ouverture pour tenter de se renforcer, mais l'armée birmane contrôle de plus en plus de territoires. D'autre part la Thaïlande qui jusque là laissait volontiers les rébellions installer leurs bases arrière sur son territoire et fermait les yeux sur leur approvisionnement en armes contre bois de tek, métaux et pierres précieuses se rapproche du Myanmar dans les années 90 pour des raisons politiques et économiques et n'autorise plus que des camps de réfugiés civils rigoureusement surveillés[19]. L'armée gagne du terrain, réquisitionnant comme porteurs et cantonniers les villageois des zones occupées, recourant à l'intimidation et à la violence pour obtenir des renseignements. La concession de zones d'exploitation forestière à la Thaïlande qui entraîne la construction de routes résistantes à la mousson ainsi qu'un survol des concessions par l'aviation Thaï facilite la surveillance des zones frontalières où se trouve concentrée la résistance Karen[20].

Les événements du 8-8-88 entraînent le rapprochement entre combattants ethniques et plusieurs mouvements d'opposition birmans, en particulier d'étudiants et de moines bouddhistes, qui forment en novembre 88 la D.A.B. (Democratic Alliance of Burma), présidé par le général Bo Mya avec pour objectif l'établissement d'un gouvernement démocratique et d'un État authentiquement fédéral, objectifs précisés dans les accords de Manerplaw en juillet 1992 : les États fédéraux composant le Myanmar seraient dotés de pouvoirs administratifs, judiciaires et législatifs ; l'Armée passerait sous l'autorité d'un gouvernement démocratique. Fin 1988, début 1989, le N.D.F., fort de 25.000 hommes contrôle encore une grande partie de la frontière. Mais c'est aussi l'époque où la répression accrue de l'armée provoque un raz-de-marée vers la Thaïlande de réfugiés ethniques et politiques qui n'a pas cessé depuis.

La lutte armée dans l'impasse

Dans les années suivantes, la toute puissance de la Junte et la suprématie de l'Armée affaiblit la K.N.U. et favorise les divergences entre combattants. La stratégie anti-guerilla dite des quatre éradications est mise en place : elle consiste à priver la rébellion de renseignements, de vivres, de recrutement, de financement. La présence militaire birmane se fait d'autant plus sentir qu'à la lutte contre la rébellion s'ajoute la surveillance d'un gazoduc reliant le golfe de Martaban et la Thaïlande passant en territoire Karen, construit par les sociétés française TotalFinaElf, américaine Unocal, thaïlandaise PTTEP et la MOGE, société nationale birmane entre 1995 et 1999[21] dans des conditions qui conduisent probablement à de nouvelles violations des droits de l'homme[22].

Le Gouvernement décide en 1993 d'une trêve unilatérale, invitant les groupes combattant à déposer les armes; l'année suivante, la Democratic Buddhist Karen Organization (D.B.K.O), branche divergente de la K.N.U., critique les positions extrémistes des leaders chrétiens et signe un accord avec le Pouvoir. Avec son appui, l'Armée s'empare en janvier 1995, de Manerplaw, la "capitale" de la K.N.U ; les troupes Karen, acculées aux frontières, perdent le contrôle des échanges commerciaux avec la Thaïlande, de teck et d'antimoine en particulier sur lesquels elles prélevaient des taxes, source de revenus.

Une nouvelle offensive forte de 100.000 hommes en 1997 aboutit au contrôle par l'Armée de la totalité de la frontière. Le K.N.P.P. qui occupait jusqu'alors la moitié orientale de l'État Kayah renonce à la lutte armée et signe un cessez-le-feu en 1999. En janvier 2004, Bo Myo signe un Gentlemen's agreement avec le Premier Ministre, le général Khin Nyunt, prévoyant un arrêt des hostilités, mais celui-ci est peu après démis de ses fonctions et les combats contre la guerilla se poursuivent. L'Armée lance des opérations contre les "zones noires" mobiles, interdites aux étrangers et soumises au couvre-feu, où la majeure partie de la population se réfugie périodiquement dans la jungle pour éviter les représailles, à moins qu'elle ne gagne, de plus en plus nombreuse, les camps de réfugiés en Thaïlande qui forment désormais comme un chapelet tout au long de la frontière[23].

La dernière offensive d'importance de la K.N.U. a eu lieu en mars-Avril 2006 à l'Est de la division de Bago et au Nord de l'État Karen. Depuis ses positions se sont encore affaiblies, une brigade a signé en 2007 un cessez-le-feu séparé avec la junte birmane ; elle se dit prête à engager des négociations en terrain neutre sous l'égide de la Thaïlande[24], mais des propositions de ce genre ont toujours échoué sur le préalable posé par l'Armée du dépôt des armes. Par ailleurs, l'assassinat en février 2008 du secrétaire général de la K.N.U., Pa Doo Mahn Sha, Pwo et bouddhiste, qui favorisait l'unité interne de l'organisation, dominée par des Sgaws chrétiens, risque d'aggraver les tensions et les dissidences. Les actions de guerilla qui persistent et la nature dictatoriale du régime de Nay Pyi Daw entretiennent un climat de terreur dans les poches de résistance situées le long de la frontière dans les États Kayah et Karen[25],[26].

La situation actuelle

Les Karens connaissent aujourd'hui des conditions de vie très différentes selon leurs lieux de résidence : zones occupées par l'armée birmane, camps de réfugiés, autres régions.

Dans le Nord de l'État Karen (District de Papun), des combats se poursuivent en 2009 contre la K.N.U., menés conjointement par l'armée et la D.B.K.O. devenue son alliée. Tirs de mortier, enrôlements et travaux forcés, extorsion de terres et de vivres sont le lot quotidien de bien des villageois. Certains se réfugient dans la jungle, passent la frontière ; les autres sont regroupés dans de nouveaux villages construits de toutes pièces. Le S.P.D.C. peut ainsi contrôler ces populations et procéder à des enrôlements dans les milices locales. Même si certains de ces villages offrent des services de santé et d'alphabétisation, la plupart des relocalisations s'accompagnent d'une détérioration des conditions de vie : beaucoup de paysans, désormais sans terre, travaillent pour des salaires de misère sur des exploitations relevant de l'économie nationale, productrices de caoutchouc ou de sésame.

Camp de réfugiés Karen à Mae La, dans la province de Tak (Thaïlande).

À partir de 1984, des camps de réfugiés ont été installés en Thaïlande le long de la frontière pour une dizaine de milliers de personnes. En juillet 2007, il y avait, selon le Comité des réfugiés Karens, quelque 140 000 personnes réparties dans sept camps principaux qui vivent du soutien financier de l'Union européenne, des États-Unis, d'une aide de base du Thailand Burma Frontier Consortium et de services organisés par diverses O.N.G en matière d'hygiène, de santé et d'éducation. La qualité des équipements et des services, les contraintes varient d'un camp à l'autre, en particulier le droit ou l'interdiction de sortir, et donc de trouver un travail en Thaïlande. Le camp de Mae La, à environ soixante kilomètres de Mae Sot, est le mieux équipé. Les années passant, le risque est grand de faire de ces réfugiés des personnes prisonnières de leur condition d'assistés ; cependant, ayant souffert les mêmes épreuves infligées par le même ennemi, elles développent des sentiments de solidarité qui renforcent leur identité nationale, d'autant que les enfants peuvent y apprendre le Sgaw Karen et que drapeau et hymnes nationaux y sont célébrés, du fait de la présence de la K.N.U.

La majorité des Karens vit au sein de la société birmane, dans le delta de l'Irrawaddy et les grandes villes, Rangoon, Mandalay, Pa-An, Moulmein. Beaucoup sont apolitiques ou rejettent les méthodes et objectifs de la K.N.U. La plupart n'ont pas connu la violence et l'insécurité, certains se sont élevés dans l'échelle sociale, mais nombre d'entre eux, paysans, pêcheurs, petits commerçants partagent le sort des Birmans défavorisés, avec lesquels ils peuvent entretenir des relations amicales. Néanmoins ils continuent d'éprouver un fort sentiment d'identité et d'appartenance à une minorité nationale. Il est difficile de savoir s'ils sont victimes de discrimination. Il semble qu'ils puissent accéder, exception faite de la carrière militaire, à des niveaux élevés dans bien des domaines, à condition de ne pas exprimer une opposition politique, mais la situation des Birmans n'est guère différente. Des Karens sont victimes d'injustice dans l'obtention d'un travail, mais eux-mêmes ont du mal à en donner la cause ; discrimination ethnique et/ou corruption et clientélisme ? Face à un pouvoir peu enclin à la diffusion des langues et cultures minoritaires, diverses organisations, le plus souvent religieuses (mais il existe aussi une Association Littéraire et Culturelle laïque) jouent un rôle essentiel. La Karen Baptist Convention est particulièrement active. Certes le prosélytisme est son objectif fondamental, mais c'est dans ses treize Ecoles bibliques et séminaires ainsi que dans ses camps d'été que des Karens ont appris leur histoire et leur langue, principalement le Sgaw. La principale de ces institutions, le K.B.T.S. se trouve à Insein, dans la banlieue de Yangon. Qu'elles soient bouddhistes ou chrétiennes, ces associations contribuent à resserrer les liens entre Karens et à maintenir ou renforcer leur identité[27].

Caractéristiques linguistiques et écriture

Les langues karéniques appartiennent à la branche tibéto-birmane des langues sino-tibétaines ; elles ont été plus ou moins influencées par les langues environnantes, le birman, le thaï ou le môn. Leur diversité en matière de phonétique et de lexique est assez marquée pour entraîner l'incompréhension entre plusieurs d'entre elles. C'est le cas, par exemple entre le Pwo occidental et le Pwo oriental. La dispersion géographique, l'absence d'organisation politique supra-villageoise, les obstacles historiques à la constitution d'une unité nationale ont empêché l'émergence d'une langue unifiée, phénomène caractéristique de bien des minorités ethniques. Du fait du nombre de ses usagers, le Sgaw est la langue la plus largement répandue, comprise par un certain nombre de Pwos, celle dans laquelle "la nation Karen" s'exprime, combat, défend sa culture. Un hymne national, un texte sur le drapeau Karen[28] ont été écrits en Sgaw. Il existe plusieurs sites Internet dans cette langue[29].

Article détaillé : Karen (langues).

Seules sont écrites le Sgaw et le Pwo. Deux systèmes ont été créés au XIXe siècle. L'un appelé "monastic script", basé sur l'écriture môn a été mis au point par les monastères bouddhistes qui continuent à l'enseigner, en particulier dns l'état Karen ; l'autre "mission script", basé sur l'alphabet birman est utilisé par les Pwo de l'ouest et par les Sgaw. Il a été élaboré vers 1840 par un missionnaire baptiste américain, le Dr. Jonathan Wade, qui a publié un dictionnaire Anglais-Karen en 1883[30]. En 1841, le Dr.Masson lance un mensuel, le Hsar Du Ghaw qui ne disparaîtra qu'avec l'invasion japonaise. Dès 1843, le Nouveau Testament est traduit dans cette écriture[31] et l'Ancien en 1851.

Religions

Les Karens se répartissent entre environ 5 à 10% d'animistes, 15 à 20% de chrétiens, les autres étant bouddhistes, ces deux religions gagnant du terrain sans pour autant faire disparaître les pratiques animistes. Celles-ci cohabitent aisément avec le bouddhisme capable d'absorber des croyances extérieures, sa version birmane, en particulier, qui accorde une place de choix au culte des Nats, mi-esprits, mi-divinités. Quant aux Chrétiens, il n'est pas rare non plus que dans les villages ils continuent à pratiquer leurs rites ancestraux : Pascal Koo Thwe, padaung chrétien, raconte dans son autobiographie[32] que lors d'un départ lointain on célèbre à la fois une messe d'action de grâce et des rites destinés à éviter que le voyageur en quittant sa terre natale ne soit délaissé par son yaula, son ombre d'en-bas.

Site pour les sacrifices dans un village Karen en 1922.

Selon les animistes, des esprits président aux destinées de tout ce qui vit. Ces croyances se manifestent par le recours aux chamanes pour l'emplacement et l'orientation d'une nouvelle maison[32], au chef du village pour des rites agraires destinés à s'attirer la bienveillance des divinités de la terre[7], par des sacrifices animaux lors d'un mariage ou d'un enterrement[32].

Il existe aujourd'hui autant d'églises différentes chez les Karens qu'il a pu y avoir de missionnaires : baptistes et adventistes (américains), presbytériens, anglicans, catholiques. Selon les premiers missionnaires leur conversion aurait été facilitée par certains de leurs mythes qui proposent un récit originel proche de celui de la Genèse ; d'autre part, trois frères seraient à l'origine des diverses tribus : un Karen, un Birman et un jeune frère blanc auquel Ywa, le dieu créateur, aurait confié le Livre d'or ou de la Connaissance, d'où le rêve d'un retour de Ywa et du jeune frère porteur du livre. On ne s'étonnera donc pas que les Karens aient connu nombre d'élaborations mystico-religieuses, toutes fortement teintées de millénarisme. Bien qu'ils soient minoritaires, les chrétiens sont relativement les plus médiatisés parce qu'ils constituent la tête de la guérilla. Ayant généralement reçu une éducation primaire de type occidental, ils sont les opposants les plus déterminés aussi bien à l'assimilation que cherchent à leur imposer les Birmans par la violence et qui ne se conçoit guère sans une conversion au bouddhisme qu'à une perte de leur identité dont ils sont à terme menacés en Thaïlande également. C'est dans ce pays qu'ils sont les plus nombreux et dans les camps de réfugiés on compterait 65% de Chrétiens et 28% de Bouddhistes.

Traditions culturelles

Les Karens possèdent une littérature orale qui n'a fait l'objet d'aucune étude. Les mythes fondateurs, des contes, des légendes relatives à l'histoire du peuple sont transmises de génération en génération ; fêtes et cérémonies sont l'occasion de relater certains récits.

Le hta[33] ou poème traditionnel occupe une place importante dans la tradition littéraire : C'est le moyen d'expression solennel auquel la communauté recourt pour aborder des sujets de discussion d'une importance sociale essentielle, trop controversés ou délicats pour être débattus dans le langage commun. Considéré comme le discours authentique des ancêtres des jours anciens[34], il ne saurait être de ce fait contesté. Il semble être la seule forme poétique pratiquée et joue un rôle de régulateur social. Chacun, homme ou femme, peut mémoriser autant de htas qu'il le peut pour exprimer ses avis dans la forme qui convient, quand les circonstances l'exigent. Ses thèmes sont très variés. Il peut aussi bien évoquer le passé de servitude des Karens sous les royaumes birmans que des plaintes, des revendications ou le comportement répréhensible de tel ou tel. Dit ou chanté, il use de divers procédés stylistiques, métaphores, allégories, parallélismes, distiques qui permettent une certaine liberté d'interprétation, et il reflète en cela la mentalité karen qui répugne à exprimer sans détours opinions ou sentiments personnels, attitude qui expose à la réprobation, voire au rejet. Il peut être aussi poème d'amour qu'on s'adressait autrefois lors de la plantation ou de la récolte du riz, aujourd'hui encore lors d'une cérémonie et dans des lettres envoyées à l'aimé(e); son style évite une déclaration trop directe, mais peut le rendre assez énigmatique pour que le (la) récipiendaire recoure à des amis ou des anciens pour son élucidation[35]. Nous, les Padaungs, écrit P. Khoo Thwe, opposant son ethnie à d'autres, nous ne sommes pas un peuple très subtil, nous parlons sans détour, si bien que ces chansons n'étaient pas bien difficiles à décoder. Par exemple : " Je veux franchir la porte dorée et vénérer les deux pagodes. Serais-tu assez gentille pour me laisser entrer ? ". C'était là une des formules acceptables[32].

Musicien karen jouant de la harpe, avant 1923.

Une autre manifestation culturelle, d'origine Pwo, est la danse du Dong. L'association des htas et du dong aurait eu à l'origine une fonction de cohésion sociale : le maître du dong écrivait un hta chanté et dansé pour dire les actions répréhensibles d'un membre de la communauté, fût-il le chef de village, et l'amener à prendre acte de sa culpabilité. Durant la période paisible de mon enfance, la danse du dong jouait un rôle important dans le maintien des règles socio-culturelles de la communauté, explique une femme de soixante-quatre ans, vivant dans le camp de réfugiés de Mae La[36]. Ce dong mong yo ou style de danse traditionnel a disparu, tout en donnant naissance vers les années soixante à une nouvelle forme au rythme plus vif, mais dérivée du sah luh plong dong des Karens animistes, le yin kye mu dong ou culture dong, toujours bien vivante[36]. A partir de 1962, le nouveau pouvoir de Ne Win a voulu en faire, à l'image de la Chine maoïste, un outil de propagande vantant les mérites du socialisme birman, mais les karens se sont réapproprié cette danse. Selon Stern et Stern[37], elle est à la fin des années soixante l'expression de la fierté d'un village ou d'une région, loisir artistique donnant lieu à des concours entre villages, associé principalement au Nouvel An Karen. Aujourd'hui, dans les communautés d'exilés, elle exprime et renforce la conscience des différents Karens d'appartenir à une même nation, les groupes de danseurs pouvant réunir Sgaws et Pwos, animistes, bouddhistes ou chrétiens. Bien qu'issues des danses classiques birmanes pour leur gestuelle, elles s'en distinguent par une plus grande liberté de mouvement et une plus grande vivacité dans les pas. Les groupes de danses auxquelles Heather MacLachlan a assisté en 2002 au camp de Mae Khong Kho comportent douze hommes et douze femmes, alors que dans les années soixante il n'y avait généralement que des danseuses. D'autre part, le gweh, propre aux Karens, fait de bois en forme de corne de buffle, s'ajoute désormais aux instruments traditionnels, tambours, gongs, flûtes de Pan[38].

Parmi ceux-là le klô ou klong, représenté sur le drapeau Karen, a une forte valeur symbolique ; fait d'alliages d'or et d'argent chez les Padaungs, décoré de figurines de grenouilles, considérées comme des génies tutélaires, il émet des sons ressemblant à des coassements et joue le rôle d'intermédiaire entre les hommes et les esprits de la Nature. Chacun est doté d'un nom comme un être humain ; facteurs de fertilité et de prospérité, ces tambours-grenouilles ou tambours du désir résonnent aussi bien pour faire tomber la pluie que lors d'une naissance, d'un mariage ou d'un décès[32].

Usages et modes de vie

Nombreux sont les Karens vivant dans les villes. Les usages et traditions ne se maintiennent intacts que dans les villages relativement isolés.

Village karen dans le nord de la Thaïlande (2005).

L'unité socio-économique de base est la famille nucléaire monogame, vivant largement en autarcie. Sous le même toit vivent les époux, leurs enfants et parfois des grands-parents, en général maternels. L'habitat est uxorilocal, une famille se logeant de préférence dans le voisinage ou dans le village des parents de l'épouse. Il s'agit d'un usage, non d'une règle, l'emplacement des champs pouvant être davantage déterminant. Le fait que le jeune marié, dans l'attente d'un nouveau toit, va demeurer chez les parents de son épouse, et non l'inverse (mais les Padaungs font exception[32]), a conduit à classer un certain temps les Karens parmi les sociétés matrilinéaires, opinion confortée par le rôle prédominant joué chez les Pwos par la femme la plus âgée de la famille dans l'organisation du culte des Ancêtres. Mais l'enfant n'appartient pas davantage à la lignée maternelle qu'à celle du père ; l'héritage est à peu près équitable, les biens meubles revenant aux enfants qui ont déménagé (donc aux fils en général), la maison et les terres à ceux qui restent (les filles et leurs époux, le plus souvent). La conception de la famille, le mode de descendance sont assez semblables à ceux des pays occidentaux, comme à ceux des peuples limitrophes, Birmans, Môns, Thaïs.

De même le village a le même aspect que ceux de leurs voisins. A sa tête, le hi hki est doté d'un pouvoir socio-religieux, transmis généralement de père en fils et remontant à l'une des familles fondatrices du village. Il est l'intercesseur entre la communauté villageoise et l'Esprit protecteur du territoire, chargé d'organiser les rites agraires. Pour régler les différends de la vie quotidienne, il peut se faire aider d'une sorte de Conseil des anciens[7].

Traditionnellement, il n'existe pas de noms de famille et il est usuel d'appeler quelqu'un le père de... ou la mère de... suivi du prénom de son fils ou de sa fille (aînée) : Tha Su Mô pour la mère de Tha su, Tha Su Pa pour le père de Tha Su[39], e ou s'il n'a pas d'enfant Mari de... ou Femme de... On s'adressera aussi à une personne en faisant précéder son prénom d'un titre (Maître, Professeur) ou d'un terme de parenté (Grand-mère, Oncle, Nièce...) qui ne correspond pas nécessairement à une parenté, mais peut être choisi en fonction de l'âge respectif des interlocuteurs, usage commun à bien d'autres peuples de la région.

Le riz et le bambou sont à la base de la vie quotidienne. Les Karens sont avant tout des agriculteurs, pêcheurs et exploitants forestiers, dont l'habileté à diriger les éléphants est renommée. Un de leurs contes leur attribue une origine humaine[40] c'est dire le rapport privilégié qu'ils entretiennent avec cet animal. Dans les plaines alluviales et les vallées les rizières permettent généralement deux récoltes annuelles, alors que la culture sur brûlis est encore pratiquée dans les zones montagneuses. Pour leur consommation personnelle et la vente sur les marchés locaux, les familles cultivent une grande variété de légumes ainsi que du tabac dont les plants sont aussi utilisés pour protéger le riz des insectes nuisibles. Elles élèvent des volailles, des cochons, parfois un ou plusieurs buffles selon leurs moyens. Leur alimentation est constituée de riz, légumes, fruits, plantes et petits animaux de la jungle, agrémentée de piment, de nya-u, le ngape birman, pâte fermentée de poisson, ou de curries préparés avec diverses épices. Certains insectes grillés, jeunes guêpes et hannetons, chenilles vertes, certaines variétés de cigales sont aussi des mets appréciés de certaines ethnies[32]. Comme les Birmans et les Indiens, les Karens consomment un vin de riz et mâchent du bétel.

Les maisons généralement surélevées sur des pilotis sont entièrement construites en bambou et recouvertes de feuilles. La pièce ou les pièces donnent sur une galerie à laquelle on accède par un escalier extérieur ; le rez-de-chaussée sert de remise et d'abri pour les animaux. Les plus riches construisaient jadis des demeures en tek, dont le prix est aujourd'hui prohibitif ; la tôle ondulée ou le fibrociment, bien que mal adaptés au climat, peut remplacer le chaume pour des raisons de prestige.

Les vêtements de coton traditionnellement tissés à la main présentent une coupe semblable pour les hommes et les femmes, tout en se distinguant par la longueur, les couleurs, les ornements ; ils sont principalement constitués d'une tunique, hsé plô pour les hommes, hsé mô htou pour les femmes et d'un pagne, té kou, drapé autour de la taille, plus long pour les femmes ni kou[39], l'un et l'autre de couleurs variées, ornées de lignes ou de bandes horizontales brodées. Celles-ci, mais parfois les hommes aussi, peuvent porter des turbans colorés. Autres ornements féminins, les colliers de perls de couleur ou de graines de larmes de Job, boucles d'oreilles, bracelets faits parfois de pièces de monnaie. Les jeunes filles sont vêtues avant leur mariage d'une longue robe blanche[41]. Il existe bien sûr des variantes propres aux diverses sous-ethnies, c'est la raison pour laquelle Birmans ou Européens ont donné à certaines d'entre elles des appellations dues à la couleur dominante de leurs vêtements : Le rouge domine de fait chez les Karennis (ni signifie rouge en birman), le noir ou le bleu foncé chez les Pa-os, mais le blanc n'est caractéristique d'aucun groupe. Les hommes Padaungs aiment porter le pantalon qui les distingue des Birmans, si l'on en croit P.Khoo Thwe décrivant son grand-père : "Il portait toujours un turban rayé noir et blanc, un pantalon ample, un hwan seng (chemise sans col) et une tunique birmane noire[32] ". C'est aussi dans cette seule ethnie que certaines femmes portent ces anneaux de cou, "longues tiges faites d'un alliage d'argent, de laiton et d'or, enroulées plusieurs fois autour du cou", d'où le terme de femmes-girafes dont les ont affublées les étrangers et qu'elles considèrent comme péjoratifs. Contrairement à une idée reçue, ces colliers peuvent être ôtés sans dommage, le cou n'étant pas étiré, mais le paraissant du fait du creusement des épaules ; c'est le cas de beaucoup de femmes âgées que les Padaungs christianisés appellent les ex-anges de cuivre. D'autre part, cet ornement est réservé aux filles nées un jour considéré comme propice, le premier anneau étant posé vers cinq ans, puis rallongé avec la croissance.

Le port de ces tenues varie d'une région à l'autre : tradition bien vivante là où elles symbolisent une nationalité (davantage sans doute au Myanmar qu'en Thaïlande), vêtements réservés ailleurs aux fêtes et cérémonies ou simples éléments de folklore instrumentalisés par les pouvoirs en place. Les Karens sont nombreux désormais à porter le longyi birman ou les vêtements occidentaux, jeans, T-shirts... Il n'est pas rare d'ailleurs que les jeunes générations mêlent tradition et modernité.

Médiatisation

L'histoire du peuple Karens est assez méconnue à travers le monde.

En 2007, Sylvester Stallone situe l'action de son film John Rambo en territoire karen.

En 2011, le film Largo Winch 2 situe l'action en territoire karen.

Notes et références

  • Notes
  1. (en) Le rôle du peuple Karen dans les guerres anglo-birmanes et la résistance à l'occupation britannique : The Museum of Karen History and Culture
  • Références
  1. Les estimations varient de 3 à 7 millions, l’opposition karen fournissant les chiffres les plus élevés : [1]
  2. Carte des camps de réfugiés en Thaïlande (cliquer sur la carte pour l'agrandir)
  3. [2]
  4. Voir : [3]
  5. Voir infra : 5-Traditions et modes de vie
  6. [4]
  7. a, b, c, d, e, f et g . D’après les données tirées de la compilation d’ouvrages sur les Karens, effectuée en allemand par l’université de Fribourg [5], pages 20, 24-25, 26, 27, 28-29, 33-34, 18, 38-40.
  8. (en) Than Tun, History of Buddhism in Burma A.D. 1000-1300, Rangoon, 1978, cité dans Birmanie contemporaine, IRASEC/Les Indes savantes, Paris, 2008
  9. a et b Audra Phillipps, The West-Central Thailand and Pwo Karen People, page 1 [6]
  10. J.Spiewak, Parlons Karen, L'Harmattan 2006
  11. [7] Pages 29-30
  12. http://www.irrawaddy.org/article.php?art_id=2054
  13. S.O.S. Karens[8]
  14. Cité dans Conférence de Panglong
  15. http://www.sos-karens.fr/?page=3]
  16. a, b et c Jean-Claude Courdy, Birmanie (Myanmar), la Mosaïque inachevée, Editions Belin 2004, pages 42, 35, 55-56
  17. [9] Pages 33-34
  18. [10]
  19. [11]
  20. [12] page 37
  21. [13]
  22. [14]
  23. Carte des camps de réfugiés en Thaïlande[15]
  24. [16]
  25. http://www.sos-karens.fr/?page=2#IDP
  26. Rapport d'Amnesty International Juil.Août 2008 [17]
  27. Ardeth Maung Thawnghmung,The Karen Revolution in Burma ; Institute of Southeast Asian Studies 2008, pages 3; 10-26
  28. Textes reproduits dans Parlons Karen
  29. http://www.kwekalu.net/contact.html ;http://www.zwekabin.org/
  30. http://gutenberg.net.au/ebooks08/0801341p.pdf
  31. [18]
  32. a, b, c, d, e, f, g et h Pascal Koo Thwe, Une odyssée birmane, pages 40 ; 61-62 ; 92-93 ; 53-54 ; 130 ; 65.
  33. [19]
  34. R.Mischung dans Claudio Delang Living at the Edge of Thai Society : The Karen in the Highlands of Northern Thailand 2005. Part II, 7, p.160 Routledge Curzon Londres/ New-york
  35. Claudio O. Delang Living at the edge of Thai society: the Karen in the highlands of northern Thailand (ISBN 0-415-32331-2), pages 133 et suivantes livre sur Google Livres mais dont les pages indiquées ne sont pas consultables
  36. a et b [20]
  37. Ethnomusicology (1971, 202), cité dans [21]
  38. http://www.nyfolklore.org/pubs/voic32-3-4/dondance.html
  39. a et b Ces termes sont ceux du Sgaw
  40. [22],pages 111 à 113
  41. Photos sur [23]

Voir aussi

Liens externes

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Bibliographie

  • Jean-Claude Courdy, Birmanie (Myanmar), La mosaïque inachevée, Paris Belin 2004. La documentation française. ISBN : 9-782701-135250-01.
  • Sous la direction de Gabriel Defert, Birmanie Contemporaine, Paris IRASEC les Indes savantes 2008. ISBN : 978-284654-176-3 (en particulier la chronologie pages XV à XL)
  • Julien Spiewak, Parlons Karen. L'Harmattan, Paris 2006. ISBN : 2-296-01819-X.
  • Olivier Ferra, Karennis, comme des ombres sur la terre, La Fourmilière BD, 09/2008. ISBN : 978-2-9529-797-5-7.
  • Pascal Khoo Thwe Une odyssée birmane, Paris Témoins Gallimard 2009, traduit de l'anglais. ISBN : 9-782070-772841.
  • Ardeth Maung Thawnghmung The Karen Revolution in Burma, Washington East-West Center Institute of Southeast Asian Studies 2008. ISBN : 978-981-230-804-7.

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