Histoire de la frontière sur le mont blanc

Histoire de la frontière sur le mont blanc

Histoire de la frontière sur le mont Blanc

À 4 810 mètres environ, le sommet du mont Blanc, point culminant des Alpes, est bien connu des écoliers français comme des écoliers italiens pour être le point culminant de leur pays respectif. Les choses sont-elles si simples ? Un secteur approximativement triangulaire, à peine étendu sur quelques hectares, est depuis longtemps l'objet d'interminables controverses entre érudits des deux pays. Secteur qui n'est pas sans importance symbolique, puisque selon la souveraineté qui s'y exerce le sommet du mont Blanc est français ou italien. Sans prétendre trancher, cette page cherche à exposer les événements successifs qui ont fondé les argumentaires des deux parties.

Sommaire

Quand il n'y avait pas de frontière

Jusqu'aux guerres révolutionnaires, la question de la souveraineté sur le mont Blanc ne pose aucune difficulté : tant le duché de Savoie que la vallée d'Aoste font partie des États de Savoie, eux-mêmes intégrés depuis le traité d'Utrecht de 1713 au Royaume de Sardaigne. Aucune frontière étatique ne traverse donc le massif à cette époque.

Révolution et Empire : la Savoie devient française

Le 24 septembre 1792, les forces françaises pénètrent en Savoie, qui est annexée le 27 novembre. Vaincu par les troupes de Napoléon à plusieurs reprises, le roi de Sardaigne reconnaît de jure les annexions et cède la Savoie (et Nice) à la France par le traité de Paris du 15 mai 1796[1]. Pour la première fois, une frontière internationale traverse donc le massif.

Selon l'article 4 de ce traité, la limite, « passe par les points les plus avancés du côté du Piémont, des plateaux, sommets et autres lieux ci-après désignés, ainsi que des sommets ou plateaux intermédiaires, savoir : en commençant au point où se réunissent les frontières du ci-devant Faucigny, duché d'Aoste et du Valais, à l'extrémité des Glaciers ou Monts-Maudits : 1° les sommets ou plateaux des Alpes, au levant du Col-Mayor ; 2° le Petit-Saint-Bernard (...) ». Cet acte donne lieu à un procès-verbal d’abornement, dont l’une des interprétations voudrait que la frontière demeure visible des communes de Chamonix et de Courmayeur. Le sommet du mont Blanc n'est pas visible du bourg de Courmayeur, (au contraire de Chamonix), ce village étant trop encaissé, mais il est par contre visible du Val Ferret, territoire de la même commune.

Ce premier épisode prend fin avec le premier exil de Napoléon, à l'île d'Elbe : le traité de Paris du 30 mai 1814[2] restitue au royaume de Sardaigne la partie orientale de la Savoie — les États de Savoie retourneront à leurs frontières originelles en 1815.

De 1814 à 1860 : le mont Blanc sous souveraineté sarde

1823 - La carte d'état-major sarde de 1823

Même s'il ne court plus de frontière internationale au sein du massif, une frontière interne des États de Savoie y sépare le duché d'Aoste et le duché de Savoie. Celle-ci est représentée à deux reprises sur des documents militaires sardes.

En 1823, l’état-major sarde charge le lieutenant Felice Muletti de rédiger une carte du massif du Mont-Blanc ; sur cette carte, la limite administrative des deux duchés est tracée sans ambiguïté par le sommet. En 1854, le lieutenant-colonel Vittorio Federici, officier d’état-major sarde et commissaire du Roi, (il signe le 25 novembre 1860 le protocole de Nice), fait figurer le même tracé sur l’Atlas officiel sarde.

Le traité de Turin et ses conventions d'application

En route vers la constitution de l'unité italienne, Victor-Emmanuel II de Savoie reçoit l'aide militaire et diplomatique de la France ; celle-ci a un prix : les États sardes de Nice et Savoie. Le 24 mars 1860, par le traité de Turin[3], ils sont cédés à la France.

Plusieurs actes diplomatiques complètent ce traité. Un « protocole réglant les bases de la délimitation entre la Sardaigne et la France », signé le 27 juin à Paris organise les travaux qui conduisent à la signature à Nice le 25 novembre d'un « protocole dressé pour fixer la délimitation entre la France et la Sardaigne ». Puis à Turin le 7 mars 1861, une «  Convention de délimitation des frontières » reprend le texte du protocole du 25 novembre (en le complétant de diverses dispositions douanières). Enfin un « procès-verbal d'abornement[4] » clôt le 26 septembre 1862 cette succession d'actes bilatéraux.

Les deux protocoles de 1860 et la convention de 1861 reprennent la même formule « Du côté de la Savoie, la nouvelle frontière suivra la limite actuelle entre le Duché de Savoie et le Piémont » ; le premier protocole autorise en outre les commissaires chargés de la « reconnaissance » de la nouvelle frontière à effectuer quelques « rectifications de détail » — rectifications qui sont détaillées dans le protocole suivant puis reprises à la convention de délimitation, mais ne concernent pas le secteur inhospitalier du mont Blanc.

Également, dans le protocole de Nice, les commissaires conviennent « qu'ils admettront comme documents topographiques pour la crête des Alpes la carte au 1/50000 de l'État-Major sarde. »

Enfin sont annexés à ce protocole de Nice (en tant qu'annexe 1) puis à la convention de Turin et au procès-verbal d'abornage (comme annexe 3) la « carte au 1/50000 de la frontière de la Savoie depuis le mont Grapillon, du côté suisse, jusqu’au mont Tabor où la limite de la Savoie rejoint la frontière de la France. » Sur cette carte, même si les cotes sont assez imprécises, la frontière administrative est tracée sur les points plus élevés du massif et passe clairement sur la calotte du mont Blanc.

1865 : la carte topographique du capitaine Mieulet

Le frontispice et le secteur du mont Blanc sur la carte du capitaine Mieulet
Extrait de la planche de l'Atlas sarde de 1869 (levé de 1856). Doc. IGN.

En 1865 un cartographe de l'armée, le capitaine Jean-Joseph Mieulet, est chargé de dresser la carte d'état-major française pour le massif du mont Blanc. C'est sur cette carte qu'apparaît pour la première fois le tracé alternatif où la frontière fait un crochet qui contourne les glaciers sommitaux du mont Blanc. Selon cette version cartographique, le sommet se trouverait donc exclusivement en territoire français. Ce tracé est reproduit à l'identique par les éditions successives de la carte d'état-major, puis sur les cartes de l'Institut géographique national lorsque cet organisme civil prend le relais de l'armée.

En revanche, à la même période les documents édités par les autorités italiennes — ainsi l'Atlas sarde de 1869, édition de levés effectués antérieurement au traité de Turin — continuent à représenter la frontière le long de la ligne de crête.

L'arrêté préfectoral du 21 septembre 1946

Détail du croquis annexé à l'arrêté préfectoral du 21 septembre 1946

Alors que la Seconde Guerre mondiale vient de s'achever par la défaite des puissances de l'Axe — et donc de l'Italie — un nouveau conflit territorial, encore plus mineur, vient se greffer sur la question de la frontière internationale. Les trois communes françaises, Saint-Gervais-les-Bains, Les Houches et Chamonix-Mont-Blanc se disputent les glaciers du massif du mont Blanc. Ce différend n'est pas tout à fait nouveau puisque déjà en 1881 il avait fallu ajourner la délimitation précise des communes au sein du massif ; mais cette fois les parties sont décidées à mener le dossier jusqu'à sa conclusion.

Après consultation des conseils municipaux intéressés et du conseil général de la Haute-Savoie, le préfet, par un arrêté du 21 septembre 1946[5] tranche définitivement et partage le secteur du dôme du Goûter et du mont Blanc entre les trois communes. Cet arrêté est particulièrement intéressant car, en détaillant les limites communales, il adopte l'interprétation du tracé frontalier qui englobe intégralement le sommet du mont Blanc en territoire français, en le partageant de manière égale entre les communes de Saint-Gervais et Chamonix.

Un croquis annexé à l'arrêté prouve sans ambiguïté que, pour le préfet de Haute-Savoie, le sommet du mont Blanc n'est définitivement pas frontalier.

Le tracé retenu par cet arrêté est toujours en vigueur sur le cadastre de Saint-Gervais, selon lequel le territoire communal est d'un seul tenant, avec une limite d'avec Chamonix sur la crête du Goûter et des Bosses, et une frontière italienne suivant à peu près une ligne droite entre le Mont-Blanc de Courmayeur et le Piton des Italiens : selon le cadastre, le territoire communal de Saint-Gervais englobe donc la partie supérieure de la face Sud sous la Tournette et les Bosses.

Ce tracé diffère encore de celui qui apparaît sur les cartes d'état-major françaises, qui voient d'abord la limite orientale de la commune de St Gervais à la Grande Bosse, au-dessus du refuge Vallot, puis à partir des années 1980 une enclave de la commune de Saint-Gervais sur la partie moins raide en haut de la face du Miage du mont Blanc, concèdant à l'Italie le reste de ce versant S y compris la face S de la Tournette et des Bosses.


Un érudit italien[6], s'intéressant à l'historique de cet arrêté préfectoral, a retrouvé une note datée du 5 juin 1946 établie par le ministère des Affaires étrangères français. Outre le fait que son existence prouve que l'arrêté préfectoral a été préparé par des travaux effectués au niveau ministériel (elle se réfère à une note de l'Institut géographique national et à une lettre du ministère des travaux publics), cette note démontre que la position finalement prise par le préfet de Haute-Savoie ne faisait pas l'unanimité au sein de l'administration française. Citons-en quelques extraits significatifs : « Le procès-verbal de délimitation du 2 Thermidor An IV auquel renvoie la convention de délimitation du 18 mars 1861 ne permet pas d'établir que le point le plus élevé du mont Blanc soit tout entier en territoire français. Il en résulte, au contraire, que la ligne frontière venant de l'aiguille de Bionnassay (ou de Miage) à l'ouest aborde le point culminant (4 807 m) en suivant l'arète depuis la cote 4 428 m, et en passant par les Rochers de la Tournette (4 677 m, carte Vallot), pour aboutir au mont Blanc de Courmayeur (4 748 m) où, brusquement, elle s'oriente vers le nord en direction du mont Maudit. (...) Quant à l'observatoire de M. J. Janssen, son installation (en 1893), exactement sur le point culminant (4 807 m.) ne prouve que la bonne foi du gouvernement français qui a toujours considéré que le sommet du mont Blanc se trouvait en territoire français. (...) L'essentiel serait donc de nous tenir au passage de la ligne frontière au mont Blanc, ce qui permettrait d'exclure à la fois la thèse du gouvernement fasciste et celle du ministère des travaux publics ». On voit donc apparaître une troisième thèse (sens diplomatique du compromis ?), qui incorporerait à l'Italie la partie occidentale du triangle litigieux et à la France sa partie orientale, rendant frontaliers à la fois le mont Blanc et le mont Blanc de Courmayeur.

Le traité de Paris du 10 février 1947[7] rectifie en cinq points le tracé de la frontière au bénéfice de la France, mais ne fait aucune allusion au secteur du mont Blanc.

À la fin du XXe siècle, les autorités se saisissent de la question

Réunie pour la première fois à Nice le 20 avril 1988, une « commission mixte franco-italienne » chargée de la maintenance du tracé de la frontière ne peut que constater la différence d'appréciation de son cours dans le secteur du mont Blanc et du dôme du Goûter. Lors de sa réunion du 24 mars 1995 à Paris, la commission mixte estime (sur proposition de la délégation française) que cette difficulté dépasse sa compétence strictement technique, et qu'il y a lieu de faire remonter le problème aux ministères des Affaires étrangères des deux États concernés.

Ayant reçu des autorités italiennes au mois de juillet 1995 un mémoire exposant leur point de vue, les autorités françaises donnent acte de cette communication lors de la réunion du 6 juin 1996 à Sanremo de la commission mixte, et informent les Italiens de leur volonté de produire dans les meilleurs délais une réponse[8].

Il semble qu'une réponse est en effet communiquée peu après, par laquelle la France confirme l'existence d'une différence d'interprétation (et signale d'ailleurs une autre difficulté au col du Géant). Les exemplaires en possession de la France des cartes annexées aux traités de 1860 ayant disparu sous l'occupation allemande, un échange de documents est rendu nécessaire ; l'Italie communique aux autorités françaises une copie certifiée conforme de l'annexe au traité conservée en sa possession, tandis que la France transmet en retour une copie d'une photographie des documents disparus (réalisée en 1930).

Comme il apparaît d'une réponse à une question écrite effectuée en 1999 par le secrétaire d'État italien aux Affaires étrangères, la question n'est toujours pas complètement résolue à cette date, étant bien entendu que « personne n'entend transformer ce problème en une dispute territoriale anachronique » et que « l'ambiance des travaux au sein de la Commission [mixte] est extrêmement amicale et inspirée par une volonté maximale de collaboration réciproque[9] ».

L'affaire ne semblait toujours pas réglée à l'aube du troisième millénaire, puisqu'un document de la Direction générale pour l'Europe au sein du ministère des Affaires étrangères[10] (décrivant son programme d'action pour 2001) mentionnait encore parmi les objectifs de la diplomatie italienne « la mise en route des recherches diplomatiques et historiques concernant le tracé de la frontière dans le massif du mont Blanc de façon à surmonter les divergences des cartographies officielles ».

Le mont Blanc sur les cartes contemporaines

Sur les cartes éditées en France, tant les cartes éditées par l'IGN — organisme d'État — que celles produites par des éditeurs privés (Michelin), le tracé de la frontière est celui-même de la carte du Capitaine Mieulet de 1865 : le sommet du mont Blanc y apparaît comme entièrement français, ainsi que le col Major, tandis que le mont Blanc de Courmayeur y figure comme sommet frontalier.

Notons toutefois deux variantes : ainsi, la carte 1/25.000 "Mont-Blanc 1-2" portant la mention "Dressé et publié par l'IGN en 1958" n'attribue pas la partie française en face S du mont Blanc à St Gervais, mais à Chamonix (contrairement à l'arrêté préfectoral de 1946). Ce tracé des limites communales se retrouve également sur la CLPA "Chamonix - Les Houches" éditée par l'IGN en 1971, ou sur la carte géologique au 1/50.000 du BRGM N°704 "Mont Blanc" basée sur une carte portant la mention "mise à jour en 1969". Il semble que ce n'est qu'à partir de la révision de 1980 de la carte au 1/25.000 que la face S du sommet du mont Blanc soit attribuée à St Gervais, mais en tant qu'enclave de cette commune (contrairement au tracé du cadastre ou à celui de l'arrêté de 1946 qui lui donnent un territoire d'un seul tenant).

Au contraire, sur les cartes éditées en Italie — tant celles de l'Institut géographique militaire que celles d'éditeurs privés (Istituto Geografico De Agostini, Touring Club Italiano) — le tracé suit rigoureusement la ligne de partage des eaux, comme sur l'Atlas sarde du XIXe siècle : le sommet du mont Blanc y est donc partagé entre les deux États, le mont Blanc de Courmayeur figurant comme totalement italien.

Les cartes suisses de l'Office fédéral de topographie couvrent aussi ce secteur (la frontière suisse passe à moins de 20 km du sommet), et suivent la « version française » du tracé, avec les limites de communes françaises telles que sur les cartes IGN avant 1980 (sommet du mont Blanc entièrement chamoniard).

Enfin, la plupart des cartes en lignes telles que OpenStreetMap ou GoogleMaps ou autres reprennent la version italienne de la frontière, qui passe par le sommet.

Lors d'une publication conjointe par l'IGN français et l'IGM italien d'une nouvelle série de cartes frontalières au 1/25.000, la frontière est représentée par quelques croix bien espacées qui disparaissent dans le secteur litigieux.

Notes

  1. Ce traité de Paris de 1796 est disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque de France (page 271).
  2. Les traités de Paris de 1814 et 1815 sont également disponibles sur Gallica (page 6).
  3. Gallica propose le traité de Turin de 1860 (page 32), les protocoles de Paris (page 59) et Nice (page 150) et la convention de délimitation de Turin de 1861 (page 185).
  4. Ce procès-verbal de bornage est aussi disponible sur Gallica (page 465).
  5. Copie de cet arrêté (scanné) et du croquis qui lui est annexé.
  6. Pino Crespi. Voir les observations de celui-ci et une copie de la note ministérielle sur un site reprenant un article de Mont Blanc e Dintorni (en italien).
  7. Une copie (en anglais) de ce traité de Paris de 1947 est disponible sur le site du ministère australien des Affaires étrangères.
  8. Les informations concernant la période 1988-1996 sont issues d'une réponse (en italien) du sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Piero Fassino, à une question écrite du député Luciano Caveri.
  9. Pour la période 1996-1999, voir la réponse (en italien) du sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, Umberto Ranieri, à une question de Luciano Caveri.
  10. Document (en italien) disponible sur le site du gouvernement italien.

À voir

Bibliographie

  • Le Capitaine Mieulet et la carte du Mont-Blanc, article de Joseph Vallot dans la revue La Montagne du Club alpin français (1905).
  • La découverte du Mont-Blanc par les cartographes 1515 - 1925 par Laura & Giorgio Aliprandi, Priuli & Verlucca, (2000).
  • Le Alpi contese, Alpinismo e nazionalismi par Michel Mestre, Edizioni CDA, (2000).
  • Le Grandi Alpi nella cartografia 1482-1885 par Laura & Giorgio Aliprandi, Priuli & Verlucca, (2005).
  • Le Alpi in scala, dal piano al monte. Le carte geografiche e l’immagine delle montagne nella loro evoluzione storica. L’immagine della montagna nella tecnica cartografica, Torino: Museo Nazionale della Montagna, (1991).
  • La frontière italo-française du mont Blanc: deux solutions pour le même problème, Aliprandi Laura e Giorgio, Imprimerie Valdotaine, Aoste, (1988).

Liens externes

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