Affaire des Fiches

Affaire des Fiches

Affaire des fiches

L'affaire des fiches (parfois appelée[1] « affaire des casseroles »[2]) concerne une opération de fichage politique et religieux menée dans l'armée française au début du XXe siècle.

Sommaire

Origines

Le général Louis André est nommé en 1900 ministre de la guerre, pour remplacer le général Gaston de Galliffet démissionnaire, dans le gouvernement de défense républicaine de Waldeck-Rousseau, puis reconduit dans celui d'Émile Combes, après le triomphe du bloc des gauches aux élections de 1902.

Le général Louis André, à l'instar du général Gaston de Galliffet, étaient lourdement impliqué dans l'affaire Dreyfus, en tant que défenseurs de l'armée et grands animateurs de la cause anti-dreyfusarde, largement alimenté par l'anticléricalisme, qui nourrissait notamment l'antisémitisme de l'époque.

Désireux de républicaniser l'armée en la laïcisant, le général fait appel aux loges maçonniques (cellules locales) du Grand Orient de France par le biais de Frédéric Desmons, ancien sénateur du Gard et président du conseil de l'ordre du Grand Orient de France[3], dont l'obédience est à l'époque pleinement engagée dans la lutte pour la séparation de l'Église et de l'État, pour établir au total 25 000 fiches sur les opinions politiques et religieuses des officiers.

Dans la pratique, la direction du C.O. (le Conseil de l'Ordre) fait passer une circulaire aux vénérables maîtres (présidents) de chaque loge de cette obédience pour leur demander de rassembler à leur niveau le plus d'informations possible sur les officiers des garnisons de leurs villes ou départements. Si de nombreux vénérables (généralement ceux des loges bourgeoises modérées qui désapprouvent les excès du combisme) ne donnent pas suite, ne voulant se compromettre dans une opération de « basse politique », d'autres, surtout ceux des ateliers les plus politisés (radicaux ou socialistes), se lancent avec enthousiasme dans l'opération.

Sur les fiches ainsi constituées, on pouvait voir des mentions comme « VLM » pour « Va à la messe » ou « VLM AL » pour « Va à la messe avec un livre ». Les fiches ne se contentent pas de rapporter uniquement des faits comme en témoignent les appellations de « clérical cléricalisant », « cléricafard », « cléricanaille », « calotin pur-sang », « jésuitard », « grand avaleur de bon Dieu », « vieille peau fermée à nos idées », « rallié à la République, n'en porte pas moins un nom à particule » . Les fiches rapportent aussi la vie privée ou familiale des officiers : « Suit les processions en civil », « a assisté à la messe de première communion de sa fille », « Membre de la Société Saint-Vincent-de-Paul », « A ses enfants dans une jésuitière », « Reçoit La Croix chez lui », « A qualifié les maçons et les républicains de canailles, de voleurs et de traîtres », « richissime », « a une femme très fortunée », « Vit maritalement avec une femme arabe », « A reçu la bénédiction du pape à son mariage par télégramme ».

Les fiches sont d'abord centralisées au secrétariat de la rue Cadet (hôtel Murat), siège du GO, par Narcisse-Amédée Vadecard, secrétaire du Grand Orient de France, et son adjoint Jean-Baptiste Bidegain puis transmises au capitaine Henri Mollin, gendre d'Anatole France et membre du cabinet du général André. Le nombre total de fiches était d'environ 19 000[réf. nécessaire].

Les officiers sont alors classés pour la constitution des tableaux d'avancement sur deux listes d'après les renseignements fournis, poétiquement nommées par André Corinthe (les officiers à promouvoir) et Carthage (ceux à écarter des promotions).

Déclenchement

Pris de scrupules, Jean-Baptiste Bidegain prend soudain conscience de la bombe politique qu'il possède entre les mains en cette période d'effervescence extrême due à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège suite aux malheureuses affaires des évêques Geay et Le Nordez (évêques en litige avec Rome et dont les convocations avaient été interdites par le gouvernement Combes). Par l'intermédiaire d'un prêtre, l'abbé Gabriel de Bessonies, il prend contact avec un ancien officier d'Etat-Major, élu député nationaliste de Neuilly en 1902, Jean Guyot de Villeneuve, et lui vend un lot de fiches ainsi que l'intégralité des lettres de demande de renseignements adressées rue Cadet par le capitaine Mollin. Jean Guyot de Villeneuve interpelle le gouvernement à la Chambre le 28 octobre 1904. Le scandale est énorme et le gouvernement ne se sauve que de justesse en affirmant avoir tout ignoré de ce système. Le 4 novembre, Jean de Villeneuve revient à la charge, apportant la preuve matérielle de la responsabilité de Louis André: un document paraphé par lui faisant référence explicite aux fameuses fiches. Convaincu de mensonge, le gouvernement est sauvé in extremis par un incident de séance : le député nationaliste Gabriel Syveton croit bon de gifler sur le banc même des ministres le général André, geste qui ressoude pour quelques heures la majorité. Le ministre de la guerre est néanmoins contraint de démissionner quelques jours plus tard, ce qui ne suffit pas à sauver le cabinet Combes qui, après avoir vivoté encore quelques semaines avec des majorités misérables, doit se résoudre à se retirer. Gabriel Syveton est retrouvé mort, mystérieusement asphyxié dans sa cheminée avec un journal sur la tête [4], la veille du procès où il devait répondre de sa fameuse gifle. Les nationalistes, par exemple André Baron, crient à l'assassinat mais l'enquête officielle conclut au suicide.

Les suites politiques et judiciaires

Les fonctionnaires n'ayant pas à l'époque de statut protecteur et étant considérés comme des agents du gouvernement d'une part, les militaires ayant un rôle et un statut très particulier sous la Troisième République d'autre part (ils ne votent pas et n'ont pas le droit d'exprimer publiquement des opinions politiques – du moins pas au sens de factions – durant leur service actif), le général André avait paradoxalement le droit – du moins dans l'idée des prérogatives politiques de l'époque – du gouvernement sur ses agents, bien qu'il soit ici tout de même aux limites de la légalité de faire surveiller ses officiers, y compris dans leur vie privée, au nom de l'intérêt supérieur de l'État. Aucune poursuite judiciaire ne sera intentée contre lui. Seul Syveton est poursuivi sur le plan judiciaire, pour voie de fait sur la personne du ministre de la Guerre en plein parlement, mais son décès prématuré prive la France d'un de ces épisodes amusants dont elle raffole à l'époque. Cette affaire ouvrira cependant la voie à une série d'innovations juridiques destinées à améliorer la transparence de l'action administrative. Ainsi, l'article 65 de la loi du 22 avril 1905 - faisant suite à la révélation de l'affaire des fiches - autorise les agents publics, avant toute mesure disciplinaire notamment, de consulter l'intégralité de leur dossier. Par la suite, l'obligation de respecter les droits de la défense sera érigé en principe général du droit (CE Sect. 5 mai 1944, Dame Veuve Trompier-Gravier, R. 133, D 1945.110)

Par contre, c'est au niveau politique que se situe ici la crise. L'affaire provoque la chute de Combes et sa fin politique, avec en prime l'ironie de certains radicaux comme Clemenceau, et la colère des républicains modérés du bloc des gauches, comme les futurs présidents Raymond Poincaré, Paul Deschanel ou Paul Doumer, qui démissionnera même quelque temps du Grand Orient. Le général Peigné (1841-1919) aurait également été compromisréf. à confirmer : [5]. Cependant, elle n'empêchera pourtant pas la poursuite de la politique de républicanisation du personnel de l'État, et donc de l'armée, et l'offensive anticléricale de la majorité, qui sera reconduite et renforcée encore lors des élections de 1906 après la séparation des Églises et de l'État et l'affaire des inventaires.

Les suites morales

Plus gravement, l'affaire des fiches entamera profondément le moral et la cohésion du corps militaire à une époque où, à l'inverse des Français, le gouvernement allemand se persuade de plus en plus, comme l'empereur Guillaume II dès son avènement, qu'une guerre est à terme une nécessité inéluctable pour le développement et la prospérité politique et économique de son pays. Les officiers considérés comme « réactionnaires et cléricaux », généralement issus de familles traditionalistes, ont été souvent écartés des postes importants de l'armée, quelquefois au profit de carriéristes médiocres issus des loges ou de la clientèle des partis de gauche, et la France a dû se passer d'eux pendant la Première Guerre mondiale, en tant qu'officiers d'active à tout le moins.[réf. nécessaire]

Certains antirépublicains, comme Léon Daudet, ont cru expliquer les premiers succès de l'offensive allemande en 1914 par l'incompétence de ces officiers dont près de la moitié a été limogée par Joffre pour incompétence.

En outre, suite à l'affaire Dreyfus, le service de renseignement de l'armée (Deuxième Bureau), considéré comme subversif, a déjà été épuré et complètement désorganisé durant un certain temps, ce qui donnera aux services allemands une longueur d'avance dans ce domaine en plein développement de l'art de la guerre.

Pour l'anecdote, le colonel Pétain, directeur de l'école de Saint-Cyr, connu pour ses sympathies républicaines et dreyfusardes, sera approché pour collaborer au fichage de ses subordonnés et étudiants, et peut-être aussi pour intégrer la loge Alsace-Lorraine, la loge de prestige, d'ailleurs très modérée, du GO à laquelle appartiennent ou ont appartenu des notables républicains modérés de tendance plutôt nationaliste comme Jules Ferry ou le général Joffre. Son refus brutal et assez méprisant sera sanctionné par une fiche transmise par le G.O. au ministère de la guerre et la stagnation de sa carrière qu'il reprochera durablement à la maçonnerie.[réf. nécessaire]

Tentative d'analyse et de conclusion

Le général André ne fut jamais, semble-t-il, franc-maçon lui-même. Il aurait choisi cette organisation pour une raison essentielle, leur bonne disposition politique et religieuse de principe, mais aussi pour des raisons essentiellement pratiques pour cette sorte de « flicage » : le nombre important de ses membres pour l'époque, leur dispersion géographique sur tout le territoire métropolitain et colonial, l'anonymat ou le secret de l'appartenance de la plupart des simples adhérents, leur culte apparent du secret.

Rétrospectivement pourtant, la naïveté du général André semble surprenante. Doutant de la loyauté républicaine de ses propres services internes, « trop réactionnaires » et discrédités par l'affaire Dreyfus, il confie cette opération de police secrète à une association de citoyens de plusieurs dizaines de milliers de membres, composée non de professionnels mais de « détectives amateurs ». Il ne semble pas envisager que l'affaire puisse être divulguée au public. Un tel amateurisme se rattache sans doute psychologiquement plus à un reste de la mentalité du romantisme des « sociétés secrètes » du XIXe siècle qu'à un travail sérieux de police politique moderne.

Cependant, à l'occasion de cette affaire, les capacités de la franc maçonnerie à collecter et à organiser ces données a surpris une partie de la société.

Cette affaire nourrira durablement le courant antimaçonnique français.

Notes et références

  1. (Naudon 1987, p. 109)
  2. Dans l'argot de la fin du XIXe et au début du XXe siècle la « casserole » désignait celui qui cuisinait pour faire parler. On disait également « remuer la casserole » pour dénoncer. C'était devenu d'usage courant pour désigner les scandales qui poursuivent tel ou tel, ou encore la « cuisine électorale ». À l’époque de l’affaire des fiches, la « casserole » devient le symbole même du maçonnisme pour ses ennemis. Cf. Charles Virmaître, Dictionnaire d'argot fin-de-siècle, éd. A. Charles, p. 59 et Francis Cévènes, La Franc-Maçonnerie à la Belle Epoque par la carte postale, éd. A l'Orient, 2008, présentation en ligne
  3. Encyclopédie de la franc-maçonnerie, Le livre de poche, article "Affaire des fiches", p. 10-12
  4. Le Petit Journal supplément illustré dimanche 8 janvier 1905 : "après une expérience qui a montré que le tuyau d'échappement du gaz fonctionnait bien et que conséquemment toute idée d'accident devait être écartée, on a reconstitué la scène du drame telle que l'a racontée Madame Syventon et telle que la reproduit notre gravure de première page"
  5. http://www.military-photos.com/peigne.htm

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

  • Paul Naudon, Histoire générale de la Franc-Maçonnerie, éd. Office du Livre, 1987 (ISBN 2-8264-0107-6) 
Ouvrages
  • André, général, Cinq ans de ministère, Paris : Louis Michaud, 1907.
  • Besnier, Bruno, L'affaire des fiches : un système d'Etat (1900-1914), La Roche-sur-Yon : Master I d'histoire, 2005.
  • Bidegain, Jean-Baptiste, Le Grand-Orient de France. Sa Doctrine et ses Actes, Paris : librairie antisémite, 1905, 292 p.
  • Bidegain, Jean-Baptiste, Masques et Visages maçonniques, Paris : librairie antisémite, 1906, 426 p.
  • Bidegain, Jean-Baptiste, Magistrature et Justice maçonniques, Paris : Librairie des Saints-Pères, 1907.
  • Bidegain, Jean-Baptiste, Une Conspiration sous la IIIe République. La vérité sur l’affaire des fiches, Paris : La Renaissance française, 1910, 241 p.
  • Doessant, Serge, Le général André, de l'affaire Dreyfus à l'affaire des fiches , Paris : Editions Glyphe, 2009, 416 p.(ISBN 978-2-35815-013-2)
  • Paul Fesch, Dossiers maçonniques. La Franc-Maçonnerie contre l’armée, Paris : Charles Clavreuil, 1905, 521 p.
  • Guyot de Villeneuve, Jean, La délation maçonnique dans l’armée, Paris : Ligue de Défense Nationale contre la Franc-Maçonnerie,
  • Mollin, capitaine, La Vérité sur l’affaire des fiches, Paris : librairie universelle, 1905, 255 p.
  • Nanteuil, Robert, Le Dossier Guyot de Villeneuve. L’Armée cléricale, Paris : Bibliographie sociale, 1906.
  • Vinde François, L’affaire des fiches (1900-1904) – Chronique d’un scandale, Mayenne : Éditions universitaires, Collection Documents, 1989, 237 p. (ISBN 2-7113-0389-6)
Articles
  • Bédarida, François, L’armée et la République : les opinions politiques des officiers français en 1876-1878, Revue historique, juillet-septembre 1964, pp. 119-164.
  • Hiram, Maître, Le livre de Bidegain, L’Acacia, 1905, t. 1, pp. 321-335.
  • Lefebvre, Denis, Narcisse-Amédée Vadecard, l’homme des « fiches », Institut d’Études et de Recherches Maçonniques, hiver 2002 - printemps 2003, Chroniques d’histoire maçonnique, dossier 54-55.
  • Marquès-Rivière, Jean, L’affaire des fiches, Documents maçonniques, mars 1942, n°6, pp. 17-22.
  • Ploncard d'Assac, Jacques, Les lettres du F : Vadecard, Documents maçonniques, 1942.
  • Sabah, Lucien, Les fiches Bidegain, conséquences d’un secret, Politica Hermetica, n°4, 1990, pp. 68-90.
  • Sabah, Lucien, Les tribulations d’un militaire franc-maçon, le général Riu (1832-1895), Chroniques d’histoire maçonnique, n°38, 1987, pp. 67-76.
  • L’Affaire des fiches, Bulletin du Grand Orient de France, n°24, 1960, pp. 7-15.
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