Cynisme

Cynisme

Le cynisme était une attitude face à la vie provenant d'une école philosophique de la Grèce antique, fondée par Antisthène[1], et connue principalement pour les propos et les actions spectaculaires de son disciple le plus célèbre, Diogène de Sinope. Cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l'humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les Cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire.

Par une dérivation du terme, on parle de nos jours de cynisme pour désigner un mode de pensée qui diffère tellement des normes établies (en particulier dans le domaine de la morale) qu'il en deviendrait choquant. On peut attacher à ce cynisme une sorte d'humour noir (tantôt involontaire, tantôt malveillant), pince-sans-rire, mordant et ironique, souvent employé pour manifester une certaine rébellion face à un monde incompréhensible en raison de la multiplicité des conventions factices, socialement admises, qui le régissent — à la différence du sarcasme, qui ne recherche pour sa part qu'une démonstration de force. Au-delà de cette indifférence affichée à la morale et aux convenances, le « cynique » moderne n'a plus grand-chose à voir avec les philosophes antiques dont il sera question ici.

Sommaire

Histoire

Antisthène, fondateur de l'école cynique

Le terme « cynisme » provient du grec ancien κύων / kuôn, qui signifie « chien », en référence à l'attitude d'Antisthène, l'inspirateur du cynisme, puis de celle de Diogène de Sinope, généralement considéré comme le premier véritable cynique et qui souhaitait être enterré « comme un chien ». Selon d'autres sources ce dernier « faisait ses discours dans un gymnase appelé Cynosarge, tout près des portes de la ville » [2]. Le Cynosarge (littéralement « chien agile ») était le nom du gymnase dans lequel Antisthène enseignait. Les métaphores autour du chien ont ensuite abondé, si bien qu'il est difficile d'en isoler l'exacte origine historique. La plus significative est celle présentant l'animal comme modèle.

Platon définissait Diogène de Sinope comme un Socrate devenu fou dont le but est de subvertir tout conformisme, tout modèle moral. Sa philosophie se traduit par des actes volontairement provocateurs. Ainsi, il aurait transgressé les fondements de la culture au point d'uriner et aboyer comme un chien ou de se masturber en public ; il n'hésitait pas à mendier, ne respectant aucune opinion admise et provoquant même les puissants. Le mouvement cynique, inscrit dans la société antique, se présente avant tout comme un modèle de contestation.

Le héros et modèle des philosophes cyniques est Héraclès (Hercule en romain), car c'est un héros qui ne se laisse influencer par personne, est libre et n'a pas d'attachement particulier. Le cynisme utilise ainsi beaucoup d'images et de modèles, dans le but de toucher toutes les classes de la population, sans se focaliser sur les élites intellectuelles.

Cette école philosophique, peu appréciée de la tradition scolastique, académique et moderne, est surtout connue, par l'intermédiaire de Diogène Laërce, pour les petites anecdotes instructives décrivant, notamment, la manière de philosopher de Diogène de Sinope. Platon ayant défini l'homme comme un « bipède sans plumes », Diogène visita un jour l'un des banquets du Sage en tenant au bout d'une laisse... un coq plumé ! « Voici l'homme de Platon », déclara-t-il à l'assistance.

Loin de s'encombrer de discours théoriques abstraits et pédants, Diogène et ses disciples pratiquaient une philosophie concrète, particulièrement inconciliable avec l'idéalisme platonicien, jugé inutile et bien trop loin de la Vérité matérielle du monde pour être pris au sérieux.

L'école cynique a été vivace durant toute l'Antiquité, de la Grèce jusqu'à Rome. Elle influença considérablement la morale stoïcienne qui développa à sa suite les notions de vie selon la nature, de l'indépendance du sage et de cosmopolitisme. Zénon de Citium, fondateur du stoïcisme, a en effet été disciple du cynique Cratès.

Principaux thèmes

L'autosuffisance

Au centre de la philosophie cynique se trouve l'idée d'autosuffisance[3]. Le sage est celui qui est capable de se contenter du minimum, de manière à ne souffrir d'aucun manque et de pouvoir aisément faire face aux situations les plus difficiles[4].

Le sage cynique choisit donc de vivre dans l'abstinence, la frugalité. Il ne recherche aucune richesse, ni honneur, ni célébrité, ni privilège, il n'a pas de maison, il se contente des nourritures les plus simples et refuse tout ce qui ne lui semble pas absolument nécessaire[5].

Il se pare ainsi d'une simple besace et d'un unique manteau pour l'hiver et l'été. Il dort dans les temples. Il mendie sa pitance.

La voie la plus courte vers la vertu

Face aux écoles philosophiques dispensant un apprentissage long et technique, le cynisme se présente comme la voie la plus courte vers la vertu. Pour les cyniques, le simple fait de vivre le plus simplement possible suffit à devenir sage. Il n'y a pas de savoir technique supplémentaire nécessaire[6].

Les philosophes de l'école cynique se refuseront toujours aux grands discours, préférant les maximes sibyllines et ironiques, l'efficacité du quotidien, la preuve par le fait et non par la parole[7]. En d’autres termes, la vérité éthique, démontrée par l'expérience et non les vérités théoriques résultant de systèmes complexes.

La philosophie cynique a pour but ultime la sagesse, une éthique de vie. Selon Antisthène, aucun discours n'a de valeur, aucune étude ni savoir. Cependant il soutient, à la suite de Socrate, que la vertu s'enseigne[8]. Seules comptent la sagesse et la vertu[9], double finalité de la philosophie cynique. Une fois cette vertu atteinte, le philosophe peut se considérer comme libre, car vivant dans l’atuphia, l’« absence de vanité », et l'ataraxie, "la paix du psyché".

Nature, universalité et cosmopolitisme

Le modèle du cynisme est l'animal. La société est perçue comme corruptrice et changeante, là où la nature est vertueuse et universelle. Diogène se revendique ainsi cosmopolitain, c'est-à-dire citoyen du monde. Son souci est de vivre selon des règles de vertu universelles[10].

Les armes du cynique sont la transgression, l'ironie et le quotidien de façon plus générale[11]. En transgressant tous les interdits, le cynique veut démontrer qu'aucune des règles sociales n'est essentielle, et que seule compte l'éthique naturelle, universelle : la vertu[12].

L'école cynique prône donc la vertu et la sagesse, qualités qu'on ne peut atteindre que par la liberté. Cette liberté, étape nécessaire à un état vertueux et non finalité en soi, se veut radicale face aux conventions communément admises, dans un souci constant de se rapprocher de la Nature.

Liste des cyniques

Cette liste dresse par ordre chronologique puis alphabétique les noms des philosophes cyniques de l'Antiquité « dont l’existence historique est attestée », d'après l'ouvrage de M-O Goulet-Cazé, l'Ascèse Cynique. Néanmoins, tous n'ont pas eu la même importance, certains n'étant connus que parce qu'ils sont cités dans des fragments ou parce qu'ils ont laissé leur nom sur un tombeau.

Ve siècle avant J.-C.

IVe siècle av. J.‑C.

IIIe siècle av. J.‑C.

  • Démétrios d'Alexandrie (300 av. J.-C.)
  • Bétion, IIIe siècle av. J.‑C.
  • Cercidas de Mégalopolis (290-217)
  • Ménédème de Lampsaque, IIIe siècle av. J.‑C.
  • Ménippe de Sinope, première moitié du IIIe siècle av. J.‑C.
  • Métroclès de Maronée, IIIe siècle av. J.‑C.
  • Sotade de Maronée, IIIe siècle av. J.‑C.
  • Télès, milieu du IIIe siècle av. J.‑C.

Premier siècle avant J.-C..

Premier siècle après J.-C.

  • Carnéade, Ier siècle après J.-C.
  • Démétrius de Corinthe, Ier siècle après J.-C., ami de Sénèque
  • Didyme, Ier siècle après J.-C.
  • Diogène le sophiste, Ier siècle après J.-C.
  • Dion de Pruse (40-112)
  • Héras, contemporain de Titus et Bérénice
  • Hermodote, Ier siècle après J.-C.
  • Isidore, Ier siècle après J.-C.
  • Ménestratos, Ier siècle après J.-C.
  • Ménippe de Lycie, Ier siècle après J.-C.
  • Musonius Rufus, Ier siècle après J.-C.,

IIe siècle après J.-C.

  • Agathobule, IIe siècle après J.C
  • Cantharos de Sinope, IIe siècle après J.C
  • Crescens, IIe siècle après J.-C.
  • Démétrios de Soumion, IIe siècle après J.-C
  • Démonax de Chypre (70-170)
  • Honoratus, IIe siècle après J.-C.
  • Œnomaos de Gardara, IIe siècle après J.-C.
  • Pérégrinus, (100-165)
  • Sécundus le Taciturne, début du IIe siècle après Jésus.

IIIe siècle après J.-C.

  • Antiochos de Cilicie, 215 après J.-C.
  • Timarque d'Alexandrie, deuxième moitié du IIIe siècle après J.-C.

IVe siècle après J.-C.

  • Asclépiade, contemporain de l'empereur Julien, deuxième moitié du IVe siècle après J.-C.,
  • Bésas, IVe siècle après J.-C.,
  • Chytron, contemporain de l'empereur Julien, deuxième moitié du IVe siècle après J.-C.
  • Cléomène de Constantinople, IVe siècle après J.-C.
  • Héracléios, contemporain de Julien
  • Horus, IVe siècle après J.-C.
  • Iphiclès d'Épire, contemporain de l'empereur Julien
  • Maxime Héron d’Alexandrie, IVe siècle après J.-C.
  • Sérénianus, contemporain de l'empereur Julien

Ve siècle après J.-C.

  • Saloustios, Ve siècle après J.-C.

Bibliographie

Textes du cynisme antique

  • Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction française sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le livre de poche, coll. « La pochothèque », 1999 [le livre VI est consacré aux cyniques].
  • Giannantoni G., Socratis et Socraticorum reliquiae, collegit, disposuit, apparatibus nostique instruxit G. G., coll. "Elenchos", 18, Napoli, 1990, 4 vol. [textes cyniques (en grec et latin) au t. II, p. 135-589 ; commentaire italien au t. IV, notes 21 à 55, p. 195-583].
  • Paquet L., Les cyniques grecs. fragments et témoignages, nouvelle édition revue, corrigée et augmentée, coll. « philosophica », 35, Ottawa, 1988; version abrégée dans le Livre de Poche, Paris, 1992.

Études sur le cynisme antique

(par ordre alphabétique)

  • Brancacci A., Antisthène le discours propre, Vrin, 2005.
  • Deleule D. et Rombi G., Les cyniques grecs, lettres de Diogène et Cratès, Actes sud, Babel, 1998.
  • Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction française sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le livre de poche, coll. « La pochothèque », 1999 [le livre VI est consacré aux cyniques].
  • Fuentes Gonzalez, Les diatribes de Télès, 23, Vrin, 1998.
  • Goulet-Cazé M.-O., L'ascèse cynique, un commentaire de Diogène Laërce VI 70-71, Vrin, 1986, 2001.
  • Goulet-Cazé M.-O. et Goulet R. (édit.), Le cynisme ancien et ses prolongements, actes du colloque international du C.N.R.S, PUF, 1993.
  • Goulet-Cazé M.-O., Les kynika du stoicisme, coll. "Hermes Einzelschriften", 89, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2003.
  • Goulet R. (publié sous sa direction), Dictionnaire des philosophes antiques, CNRS édition, 2005, 4 vol., vol. suivant à paraître [en annexe du vol. 2, le cynosarge].
  • Gugliermina I., Diogène Laërce et le Cynisme, Presse universitaire du Septentrion, 2006.

Évolutions et influences du cynisme

  • Jacques Bouveresse, Rationalité et Cynismes, Éditions de Minuit, coll. « critique », 1990.
  • Esteban Capusa, Dictionnaire du cynisme social, éd. Les Points sur les i, 2005.
  • Michèle Clément, Le Cynisme à la Renaissance, Droz, 2005.
  • André Comte-Sponville, Valeur et Vérité, études cyniques, PUF, 1995.
  • Edouard Delruelle, Métamorphose du sujet. L'éthique philosophique de Socrate à Foucault, éd. De Boeck, 2004.
  • Jean-Paul Jouary et Arnaud Spire, Servitudes et Grandeurs du cynisme. De l'impossibilité des principes et de l'impossibilité de s'en passer, Desclée de Brouwer, 1997.
  • Michel Onfray, Cynismes : Portrait du philosophe en chien, Grasset, 1990; puis Grasset - Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1997.
  • Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Bourgeois, 1987.

Voir aussi

Articles connexes

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Liens externes

Notes et références

  1. « Antisthène fut à l'origine de la philosophie cynique, ainsi nommée du fait qu'il enseignait au gymnase de Synosarge » extrait de la Souda.
  2. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Antisthène » §4
  3. Onfray Michel, « Cynismes » : « La véritable richesse est l’autosuffisance, car on ne possède pas la richesse puisque c’est elle qui nous possède. » (p138)
  4. On lui demandait quel profit il avait retiré de la philosophie, il répondit : « À tout le moins, celui d'être capable de supporter tous les malheurs », Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Diogène », §35.
  5. ou utile Voyant un jour un petit garçon qui buvait dans sa main, il prit l'écuelle qu'il avait dans sa besace et la jeta en disant : « Je suis battu, cet enfant vit plus simplement que moi ». Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Diogène », §11.
  6. Un homme lui amena un jour son enfant, et le présenta comme très intelligent et d'excellentes mœurs. « Il n'a donc pas besoin de moi » répondit-il, Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Diogène », §37.
  7. Platon ayant défini l'homme un animal à deux pieds sans plume, et l'auditoire l'ayant approuvé, Diogène apporta dans son école un coq plumé et dit : « Voilà l'homme selon Platon. », Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Diogène », §14.
  8. Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Antisthène »,§4
  9. Ils pensent donc qu'il faut supprimer la physique et la logique, d'accord en cela avec Ariston de Chios, et s'attacher seulement à la morale, Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Ménédème », §3.
  10. La seule vraie constitution est celle qui régit l'univers, Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Diogène », §41.
  11. on lui reprochait un jour d'avoir mangé en pleine place. « N'ai-je pas eu faim sur la place? » répliqua-t-il., Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Diogène », §28.
  12. Le sage ne vit pas d'après les lois de sa patrie, mais d'après la vertu,Diogène Laërce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Livre VI, « Antisthène », §4.


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