Une chambre en ville

Une chambre en ville

Une chambre en ville

Réalisation Jacques Demy
Scénario Jacques Demy
Acteurs principaux Dominique Sanda
Richard Berry
Danielle Darrieux
Michel Piccoli
Sociétés de production Progefi - TF1 Films Production
Pays d’origine Drapeau de France France
Genre Drame musical
Sortie 1982
Durée 92 minutes (1 h 32)

Pour plus de détails, voir Fiche technique et Distribution

Une chambre en ville est un film musical dramatique français de Jacques Demy, sorti en 1982.

Sur fond de grèves et de conflits sociaux, à Nantes, François, un ouvrier en lutte, et Edith, une fille d'aristocrate, mal mariée à un bourgeois, s'aiment éperdument sous l'œil désabusé et impuissant de la veuve d'un colonel, mère d'Edith, chez qui François a pris la chambre en ville du titre.

Salué par la critique, mais boudé par le public à sa sortie, Une chambre en ville, entièrement chanté comme le sont Les Parapluies de Cherbourg, est beaucoup plus sombre que la plupart des films de Demy. Il exprime sa part d'ombre et permet de reconsidérer l'œuvre du réalisateur sous une autre perspective.

Sommaire

Synopsis

Photo de la rue du roi Albert, à Nantes, où ont lieu les affrontements entre manifestants et grévistes, et où habite Margot Langlois
La rue du roi Albert, à Nantes, où habite la colonelle et où ont lieu les affrontements.

Le film se déroule en 1955, à Nantes, en pleine grève. François Guilbaud, un ouvrier gréviste, loue une chambre en ville à Mme Langlois, veuve d'un colonel qu'elle n'aimait pas, ruinée par les frasques de son fils mort. L'appartement se situe dans la rue qui relie la cathédrale à la préfecture, dans laquelle se déroulent manifestations et affrontements entre les grévistes et les forces de l'ordre.

Guilbaud a une liaison avec une ouvrière, Violette, qui tombe enceinte et veut se marier avec lui. Mais il ne partage pas les sentiments de la jeune femme. Un soir, il fait la rencontre d'Edith, mal mariée à Edmond Leroyer, marchand de télévisions. Edith, nue sous un manteau de fourrure, se prostitue, plus par volonté de se venger de son époux que par besoin financier. C'est le coup de foudre entre Guilbaud et Edith. Le couple passe la nuit à l'hôtel et chante son amour au petit matin. Or la jeune femme n'est autre que la fille de Mme Langlois. Celle-ci reçoit en pleine nuit la visite de son gendre, qui sort un rasoir et laisse éclater sa colère.

Le couple décide de vivre ensemble, ce qui n'est pas du goût de l'aristocrate. Au cours d'une nouvelle dispute, alors qu'elle vient chercher ses affaires, Edmond se coupe la gorge devant Edith. Elle se réfugie alors chez sa mère. Violette lui rend visite, alors même qu'une manifestation ouvrière conduit à de nouveaux affrontements. Guilbaud y est frappé à la tête. Inconscient, il est porté par ses camarades chez Mme Langlois et y meurt. Edith se suicide alors d'une balle dans la poitrine.

Fiche technique

Distribution

Richard Berry à Cannes en 1996
Richard Berry, interprète de Guilbaud, ici à Cannes en 1996
  • Dominique Sanda : Edith Leroyer (doublée pour le chant par Florence Davis)
  • Richard Berry : François Guilbaud (doublé pour le chant par Jacques Revaux)
  • Danielle Darrieux : Margot Langlois
  • Michel Piccoli : Edmond Leroyer (doublé pour le chant par Georges Blaness)
  • Fabienne Guyon : Violette Pelletier
  • Anna Gaylor : Mme Pelletier (doublée pour le chant par Liliane Davis)
  • Jean-François Stévenin : Dambiel (doublé pour le chant par Aldo Franck)
  • Jean-Louis Rolland : Ménager
  • Marie-France Roussel : Mme Sforza
  • Georges Blanes : l'officier des CRS
  • Yann Dedet : un ouvrier
  • Nicolas Hossein : un ouvrier
  • Gil Warga : un ouvrier
  • Antoine Mikola : un ouvrier
  • Marie-Pierre Feuillard : la femme à l'enfant
  • Monique Créteur : la dame au chat
  • Patrick Joly : l'arroseur (doublé pour le chant par Michel Colombier)
  • Michel Colombier : un ouvrier (voix chantée)
  • Jacques Revaux : un ouvrier (voix chantée)

Élaboration et sources

Un projet ancien

Michel Legrand, pourtant compositeur habituel de Demy, est l'un de ceux qui ont refusé de participer à ce film

Jacques Demy avait commencé à écrire un roman sur le sujet, au milieu des années cinquante, puis le transforme en scénario à la fin de la décennie[1],[2]. Il met de côté ce projet, car il n'arrive pas à trouver une fin satisfaisante, sans doute parce que l'histoire est trop proche de lui et de la vie de son père[3]. Dans le roman, et le scénario qu'il reprend en 1964, la veuve du colonel n'a pas de fille, mais un fils homosexuel attiré par l'ouvrier qu'elle loge ; la fille de l'industriel contre lequel les ouvriers luttent tombe amoureuse du héros ; la colonelle se suicide après la mort de son fils dans un accident de voiture ; Guilbaud et Violette se retrouvent à la fin du film[1]. Demy pense réaliser un véritable opéra[1] mais abandonne à nouveau le projet face aux difficultés pour trouver des fonds.

Il réécrit l'histoire en 1973 et 1974. Le scénario se rapproche alors de la version que nous connaissons. Il envisage Catherine Deneuve dans le rôle d'Edith, Gérard Depardieu dans celui de Guilbaud, Simone Signoret pour camper la colonelle et Isabelle Huppert en Violette[1],[3]. Mais il se heurte à plusieurs refus : celui de Michel Legrand, son compositeur attitré, à qui le script déplaît, puis celui de Catherine Deneuve, qui tenait à chanter elle-même et non plus à être doublée comme dans les films musicaux précédents[1]. En 1981, l'actrice explique son refus : « À tort ou à raison, j'estimais que ma voix faisait partie de mon intégrité d'artiste[4] ». En 1990, son explication est légèrement différente : « Jacques a pris mon désir de chanter pour un désir d'actrice d'exprimer tout. J'essayai de lui expliquer que nous étions trop connus, Gérard et moi, pour faire un film entièrement doublé musicalement [...] Avant de changer d'avis ou de renoncer, j'aurais voulu qu'on essaie[5] ».

Sans les noms de Legrand, Deneuve et Depardieu - qui soutient l'actrice - Demy ne peut monter la production du film. Il doit à nouveau abandonner le projet, étant aussi lâché par Gaumont, qu'il avait pourtant réussi à intéresser. En effet, Daniel Toscan du Plantier, échaudé par les échecs commerciaux de films qu'il vient de produire, renonce à financer un projet aussi audacieux, d'autant que Demy, à l'époque, vient aussi d'essuyer un revers commercial avec L'Événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la Lune[6]. Demy regrettera que « Gaumont laisse tomber à deux mois du tournage[7] ».

C'est en 1981 que le réalisateur peut enfin reprendre son projet. Dominique Sanda, avec laquelle Demy, l'ayant déjà dirigée dans le téléfilm La Naissance du jour, souhaitait retravailler[8], sollicite Christine Gouze-Rénal, productrice qui se consacre à l'époque essentiellement aux œuvres télévisuelles, et belle-sœur du nouveau président de la République; cette dernière accepte de produire le projet. Jacques Revaux, qui doublait Jacques Perrin dans Les Demoiselles de Rochefort et Peau d'âne et a entre-temps gagné en notoriété, finance la réalisation de la bande-son et prête sa voix à Richard Berry pour les chants du personnage de Guilbaud[9]. Il aura donc fallu près de trente ans pour que le projet, au départ littéraire, aboutisse à un film.

Inspirations

La Grève, film d'Eisenstein ayant inspiré Demy

Jacques Demy tire son inspiration de ses souvenirs. Il met en scène des lieux qu'il fréquentait, comme le passage Pommeraye où il a vécu son enfance et son adolescence à déambuler, entre autres pour aller au cinéma[10]. Le drame est aussi traversé par l'évocation des grèves et manifestations qu'il a connues, ou dont son père lui a fait le récit. L'une d'entre elles avait conduit à la mort d'un ouvrier, lors d'affrontement avec les forces de l'ordre[10],[11]. Nantes, ville habitée par l'histoire et les tensions qu'elle soulève, joue ainsi un rôle fondamental dans la construction du film[11].

Le réalisateur se nourrit aussi de souvenirs cinématographiques : ceux de Marcel Carné et Jacques Prévert, avec Le jour se lève et son ouvrier frappé par le destin[11] ; Quai des brumes et sa passion amoureuse ainsi que son personnage d'amant pitoyable, joué par Michel Simon, qui préfigure Edmond[11] ; Les Portes de la nuit et son héroïne qui traverse le film en vison, comme Édith, et dont certaines répliques sont reprises par Demy[12] ; L'Éternel Retour, scénarisé par Jean Cocteau, pour l'image finale des deux amants morts, allongés l'un à côté de l'autre[11] ; les films de Sergueï Eisenstein pour les scènes de manifestations.

Composition et enregistrement de la musique

Après le refus de Michel Legrand, Demy contacte Michel Colombier qui s'intéresse au projet. Celui-ci, qui ne peut composer en présence de quiconque, enregistre des propositions de musique sans se fonder sur le scénario, ni sur les paroles. Il estime que c'est à Demy de faire le tri et travaille donc à partir d'une interprétation confuse de l'atmosphère générale du film. La seule exception réside dans les scènes de confrontation entre manifestants et CRS, pour lesquelles il a travaillé à partir des dialogues[13]. Colombier orchestre sa partition pendant l'hiver 1981 et procède à l'enregistrement en février 1982.

Tournage

photo du pont transbordeur de Nantes en 1914
Le pont transbordeur de Nantes (ici en 1914) détruit en 1958 et reconstitué pour le film à l'aide d'un effet spécial appelé glass shot

Les scènes en intérieur ont été tournées aux studios de Billancourt, du 13 avril au 17 mai 1982, celles en extérieur à Nantes même du 19 au 27 mai. Un nouveau tournage, pour les scènes en intérieur, est effectué à Paris du 1er au 3 juin[14]. Le budget empêche le tournage intégral en décor naturel. De plus, Jacques Demy s'enthousiasme à l'idée de travailler, pour la première fois, en studio. Il sera néanmoins déçu par cette expérience[15].

Le décorateur Bernard Evein est particulièrement vigilant sur la continuité entre les décors naturels, en extérieur, et ceux des studios. Il crée cette continuité notamment autour de la couleur bleue : « Tous les extérieurs sont construits sur le bleu, et cela, c'est venu dès le départ. [...] Au départ, j'avais prévu un bleu céruléen très fort, et puis, ayant vu les décors construits en studio, ça s'est décalé, le bleu est devenu plus sombre[16] ».

C'est aussi le décorateur qui, avec l'aide d'un spécialiste du trucage, André Guérin, recrée pour les besoins du générique un monument disparu, le pont transbordeur de Nantes, grâce à un effet appelé glass shot. Ce procédé consiste à poser au premier plan une plaque de verre sur laquelle a été reproduite une photo du pont transbordeur détruit à la fin des années 50, et de filmer le port de Nantes à travers la plaque, en jouant avec la perspective. Le temps du générique, ce trucage donne ainsi l'illusion que le pont enjambe à nouveau le port et permet au spectateur de voir la ville telle qu'elle était à l'époque de la narration[17]. Le soin mis à réaliser cette image, que rien dans l'action ne justifie, témoigne de l'importance symbolique de ce monument pour Demy.

Le documentaire Jacques Demy tourne « Une chambre en ville » montre la méthode utilisée par Demy pendant le tournage des scènes : un appareil passe la musique déjà enregistrée, sur laquelle les comédiens se fixent pendant la prise en chantant par-dessus. Danielle Darrieux évoque les qualités du réalisateur : gentil, calme, précis[18].

Accueil public et polémiques

Le film reçoit un soutien unanime de la critique. Mais le public ne suit pas. En effet, le film n'est classé que quatorzième au box-office, avec 3 165 entrées le premier jour et 20 000 entrées la première semaine, loin derrière un film populaire sorti la même semaine, L'As des as de Gérard Oury, qui attire environ 71 000 spectateurs le premier jour et cumule 463 000 entrées la première semaine[19]. En 1983, le drame musical a cumulé 102 872 entrées sur Paris et sa périphérie[20], contre cinq millions et demi sur toute la France pour la comédie d'aventures de Gérard Oury.

Le film va alors être au centre d'une polémique dans la presse écrite, déclenchée involontairement par les critiques de cinéma qui cherchent à promouvoir l'objet de leur admiration[19],[21],[22]. Derrière Gérard Lefort, les chroniqueurs cinéma de Libération signent un texte « Pour Jacques Demy », le 6 novembre 1982. Puis 23 critiques, réunis autour de Gérard Vaugeois, publient dans le numéro de Télérama du 10 novembre, un texte intitulé « Pourquoi nous louons Une chambre en ville », dans lequel les auteurs opposent le film de Demy et celui d'Oury, parlant de « deux poids, deux mesures », pointant le rôle essentiel de la critique, « noyée par le flot promotionnel » et n'hésitant pas à parler d'échec du cinéma français, comparant le sort public d'Une chambre en ville à celui de La Règle du jeu. Jean-Pierre Berthomé souligne la maladresse de cette argumentation, montrant notamment que le film de Demy a profité d'une promotion et d'une distribution bien supérieures à celles d'autres films qui ont eu les faveurs du public[19]. Gérard Vaugeois, en 2008, assume le texte et l'argumentation, et reprend la comparaison avec La Règle du jeu[21].

Dans Le Monde daté du 17 novembre 1982, 80 critiques publient une nouvelle tribune, moins ouvertement polémique : « Le film à voir aujourd'hui, c'est Une chambre en ville ». L'affaire devient encore plus médiatisée quand Jean-Paul Belmondo, héros de L'As des as, se jugeant mis en cause, publie dans la presse une « Lettre ouverte aux « coupeurs de têtes » », qui dénonce l'intolérance des critiques et leur mépris du public, et rappelant que le succès d'un film peut inciter le public à aller en voir d'autres. L'acteur écrit : « Gérard Oury doit rougir de honte d'avoir "préconçu son film pour le succès". Jacques Demy a-t-il préconçu le sien pour l'échec ? Lorsqu'en 1974 j'ai produit Stavisky d'Alain Resnais et que le film n'a fait que 375000 entrées, je n'ai pas pleurniché en accusant James Bond de m'avoir volé mes spectateurs. (..) Oublions donc cette agitation stérile et gardons seulement en mémoire cette phrase de Bernanos : "Attention, les ratés ne vous rateront pas !" »[23]. S'ensuivent de nombreux articles, tribunes, dont la « Lettre d'un coupeur de tête » de Gérard Vaugeois[21].

Demy, embarrassé, se contentera d'une simple déclaration dans Les Nouvelles littéraires du 25 novembre 1982 et d'une page publicitaire de remerciements à ses soutiens dans Le Monde. Mais la polémique contribue à le marginaliser, le fait passer pour un mauvais perdant et le met involontairement dans le camp d'une « intelligentsia » coupée du public, ce qui est pourtant à l'opposé de ses principes[22]. En 1986, dans Libération, Marguerite Duras, qui vient de découvrir le film, constate son succès grandissant auprès du public, assurant que celui-ci « ne rate jamais le génie à longue échéance[24] ». Jacques Siclier juge pour sa part que c'est le sujet d'Une chambre en ville qui lui a porté préjudice et non le succès de L'As des as[25].

Analyse

Personnages

  • Mme Langlois. Alcoolique, désabusée, dépassée par les événements, cette veuve de colonel s'ennuie dans son appartement, dont elle garde fermée la chambre de son fils mort, lequel l'a ruinée par ses frasques[26]. Elle « vomit » les bourgeois[27]. Ses dialogues sont marqués d'emphase et d'hyperbole au point que sa fille lui demande de ne pas faire de mélodrame[28]. Elle affectionne aussi les locutions populaires[29]. Pour Michel Chion, elle est représentative, chez Demy, de ces « femmes sacrificielles, abandonnées, endeuillées » qui donnent à la vie « sa juste dimension féerique et théâtrale[30] ».
  • Édith Leroyer. Fille de la veuve Langlois, mariée insatisfaite qui se prostitue par révolte, Edith est nue sous son manteau de fourrure durant l'intégralité du film. L'image d'une femme en vison vient du film de Marcel Carné, Les Portes de la nuit, où une belle inconnue incarnée par Nathalie Nattier fait fantasmer le personnage joué par Yves Montand[31]. Édith reste inflexible, tant face à sa mère que face à son mari. C'est cette inflexibilité qui la conduit au suicide. Pour Jean-Pierre Berthomé, qui fait un parallèle avec Les Parapluies de Cherbourg, Edith est « une Geneviève plus âgée, déçue, insatisfaite, détrompée des mirages de respectabilité[32] ». Elle forme avec sa mère une image renouvelée des relations mère-fille si prégnantes dans Lola ou Les Parapluies de Cherbourg[32].
  • François Guilbaud. Héros du film, l'ajusteur-outilleur des chantiers navals refuse l'amitié de l'aristocrate, mais franchit les barrières de classe par amour pour sa fille. Avec ce personnage, Demy assume la part archétypale du personnage : « Il y aura toujours des types qui laisseront des filles enceintes pour une autre fille[33]. ». Il s'attache par ailleurs à faire de Guilbaud « une partie intégrante, militante » de la collectivité des grévistes « en laquelle il se fond à la fin de la scène du Café des Chantier après avoir surgi de ses rangs[34]. »
Michel Piccoli
Michel Piccoli (ici en 1993) incarne Edmond
  • Edmond Leroyer. Amoureux transi, impuissant, le personnage d'Edmond, marié à Edith, rappelle celui de Zabel dans Le Quai des brumes. Edmond pousse jusqu'au bout de l'abjection une logique déjà présente chez Guillaume dans Les Demoiselles de Rochefort. Il incarne l'amour auto-destructeur. Avec lui apparaît dans le cinéma de Demy une nouvelle valeur, « le mépris pour celui qui n'a pas la capacité morale d'assumer cette passion[35] ». Enfermé dans sa boutique de télévisions, il n'est qu'« insultes, argent, violence et passion morbide[36] ». Après avoir fait un scandale chez Mme Langlois, il se tranche la gorge devant sa femme[26].
  • Violette Pelletier. La petite amie de Guilbaud semble « l'avatar ultime où se fondent à la fois Lola, Geneviève et Madeleine[32] », selon Jean-Pierre Berthomé, qui met en relation les différents films de Demy. Fille-mère comme Geneviève, fille du peuple, attentionnée envers sa mère comme Madeleine l'était envers Élise, elle présente cependant des traits nouveaux, notamment une fierté et un refus de la résignation absents de ses devancières[32].
  • Mme Pelletier. Mère attentionnée comme l'était Élise avec son neveu dans Les Parapluies de Cherbourg, Mme Pelletier est une nouvelle figure féminine sacrificielle, résolue à renoncer à son bonheur pour celui de sa fille[37].

Un « opéra populaire »

« Un peu comme dans Les Parapluies de Cherbourg, j'ai voulu faire un opéra populaire », affirme le réalisateur dans le documentaire sur le tournage d'Une chambre en ville[18]. La comparaison avec Les Parapluies et l'opéra s'impose puisque les deux films sont entièrement chantés. Mais la structure musicale est très différente. Dans Une chambre en ville, il n'y a plus d'air autonome, mais « une sorte de récitatif ininterrompu construit autour d'une vingtaine de motifs[38] ». On peut cependant isoler quelques thèmes, principalement dans les scènes d'amour[39].

Michel Colombier indique que Jacques Demy voulait « quelque chose de très profond, de très russe ». Il évoque à propos du film « une tragédie avec des outrances », où les personnages passent d'une émotion violente à son contraire, comme dans la littérature ou l'opéra russes[40]. Colombier ajoute que Demy avait pour modèle la collaboration entre Prokoviev et Eisenstein[41]. Le réalisateur avait travaillé sur une comédie musicale russe, à partir de l'automne 1973 et dans les années suivantes, et avait déjà pensé à y faire jouer Dominique Sanda et Michel Piccoli[42]. Le registre épique perceptible dans Une chambre en ville évoque au critique Gérard Vaugeois les films du réalisateur russe Eisenstein, comme Alexandre Nevski et La Grève[43].

Musique et dialogues

Chaque thème musical passe d'un personnage à l'autre. Le premier monologue de Mme Langlois est ainsi répété une dizaine de fois par d'autres protagonistes du film. Pour Michel Chion, ces répétitions sur des paroles différentes créent « une sorte de sous-texte[44] ». Ainsi le thème musical, sur lequel la colonelle, lors de leur première discussion, assène à sa fille « je te l'ai déjà dit cent fois », est répété cent fois, dans d'autres situations, par d'autres personnages, créant des échos entre la classique dispute entre mère et fille et d'autres scènes[44].

Chion analyse les rapports entre la musique et les mots. Selon lui, on accorde trop d'importance à l'idée que le chant donnerait de la grâce et de la fantaisie à la parole, alors qu'« il s'agirait, avec Demy, grand dialoguiste, de débanaliser et de rafraîchir le langage parlé français, sans le faire plus poétique ou au contraire plus naturaliste qu'il n'est ». Les mots retrouvent la force qu'ils ont dans la vie réelle, ils peuvent être « mieux entendus en tant que mots[44] ». Ainsi, ce poids qu'ils ont dans la réalité, le roman ou l'opéra, leur est redonné par un « procédé follement articifiel[45] ». Cette analyse est confirmée par Jean-Pierre Berthomé, qui indique que le chant permet de mettre en valeur les inflexions du langage parlé[38], la musique agissant comme un « prolongement naturel de la parole[39] ».

De plus, avec le chant, le spectateur n'a plus à chercher une signification cachée en interprétant la prononciation des acteurs, dans une approche psychologiste des dialogues. Les chanteurs qui doublent les acteurs ne jouent pas sur des sous-entendus, ils ne dissimulent pas des intentions[44]. Le chant permet aussi de donner une « résonance profonde aux formules les plus usées[45] », comme lorsque la mère de Violette lui dit :« Il faut surtout penser à toi, à ta vie. Moi, j'ai déjà fait la mienne ». La musique oppose dans les aigus « à ta vie » à « la mienne » dans les graves et dans la cadence de la période musicale. « Une fin de vie s'annonce. C'est tout et c'est très beau[45] », souligne Michel Chion.

Un film politique ?

Préfecture de Nantes
La Cathédrale Saint-Pierre, point de départ des manifestants

« C'est l'histoire de gens qui défendent leur droit, qui défendent leur vie, leur amour, leur bonheur, et cela m'a paru un sujet intéressant. (...) Mais je ne veux pas faire un film politique, cela ne m'intéresse pas, je n'y connais rien. », déclare Jacques Demy dans le documentaire sur le tournage du film[18]. Aux Cahiers du cinéma, il précise ses intentions : « Ce sont des gens passionnés, et je voulais faire ce film sur la passion qu'on met dans la vie jusqu'à l'absurde[46] ».

Néanmoins, de nombreux critiques mettent en avant la portée politique d'Une chambre en ville. Pour Gérard Vaugeois, le cinéma de Demy est un des plus politiques du paysage français, mais « à sa manière[21] ». Pour lui, ce film est celui qui va le plus loin dans la description de tous les affrontements de classe possibles[21]. Même si les différences sociales jouaient un rôle important dans Lola ou Les Parapluies de Cherbourg, « ce qui frappe particulièrement dans Une chambre en ville, c'est l'émergence brutale au premier plan du conflit des classes sociales[47] ». Les tensions sociales étaient de plus en plus présentes dans les films précédents de Demy, Lady Oscar[48] et Le Joueur de flûte. Mais Demy devient ici explicite, ressentant le besoin de faire prononcer à la colonelle sa pensée[49], dans le but évident d'éviter d'être mal interprété comme cela avait été le cas avec Les Parapluies[47].

On ne se rassemble plus dans un carnaval, mais dans une manifestation, sous un drapeau tricolore qui rivalise avec celui de la préfecture et des forces de l'ordre, dans un face-à-face épique avec les CRS[47].

La part d'ombre de Jacques Demy

Photo du Monument aux mort, Cours Saint-Pierre, à Nantes
Le Cours Saint-Pierre à Nantes

Le film est nourri de citations extraites du reste de l'œuvre du réalisateur. Comme Les Parapluies de Cherbourg, il est entièrement chanté. Comme Lola, il se passe à Nantes. On y retrouve des personnages qui font écho à d'autres, notamment les couples mère-filles, si importants dans ces deux films[32]. Demy multiplie les auto-citations. Dans le magasin de télévisions, on découvre qu'un appareil appartenant à Mme Desnoyers, personnage de Lola, est en réparation[50]. Le satyre en imperméable de ce même film réapparaît dans le passage Pommeraye, et croise Dominique Sanda[51]. Edith et Guilbaud se croisent sans se remarquer au début du film, écho au chassé-croisé amoureux, dicté par le hasard, de Catherine Deneuve et Jacques Perrin dans Les Demoiselles de Rochefort[50]. Les allusions sont donc nombreuses, créant un effet de continuité certain.

Mais Une chambre en ville apparaît surtout comme un « complément nécessaire qui amène à la lumière la face obscure, la part souterraine si essentielle à la compréhension du reste de l'œuvre[39] ». Le film rend « la dimension morbide, violente, charnelle, au petit monde acidulé dont l'écume de la mémoire collective n'avait fixé que la joliesse aseptisée[52] ».

Photo du Passage Pommeraye à Nantes
Le passage Pommeraye à Nantes

Il est ainsi fait un usage complètement différent de la ville de Nantes : alors que Lola se déroulait dans les quartiers luxueux de la ville, Une chambre en ville met en scène le centre militaire, des rues fermées par de hauts immeubles et bloquées par les forces de l'ordre[53]. La lumière du soleil n'entre pas dans les appartements, et la colonelle ne sort jamais de sa « prison »[39]. Les deux duos amoureux entre Guilbaud et Violette ont lieu en extérieur et, si le premier, rempli de l'insouciance de la jeune fille, se passe dans le décor ouvert et lumineux du Cour Saint-Pierre, le deuxième, celui de la rupture, se passe dans un marché clos par des colonnettes et des cars grillagés[54].

Le passage Pommeraye, seul décor commun aux deux films, témoigne de ces changements : lumineux et fréquenté dans Lola[53], il devient sombre et abandonné quand Edith le parcourt pour se rendre à « la caverne vert glauque » qu'est le magasin de télévisions de son mari[51],[53].

L'amour, sublimé dans les premiers films, s'exprime dans Une chambre en ville de façon charnelle et physique. La nudité y est affichée de façon provocante par le personnage d'Edith, qui traverse le film nue sous son manteau de fourrure et racole de façon explicite[55]. La passion devient obsessionnelle et destructrice comme en témoigne le personnage du mari malheureux, pitoyable et méprisable. Là où la Geneviève des Parapluies de Cherbourg s'arrangeait finalement de l'absence de son amant malgré ses menaces[56], la mort devient ici « la seule issue, le premier point final de toute l'œuvre de Demy[55] ».

Distinctions

Récompenses

  • 1983 : Prix Méliès pour le meilleur film, décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma (SFCC)[57].
  • 1984 : Prix Sant Jordi (es) du meilleur film étranger[58].

Nominations

En 1983, Une chambre en ville est nommé par l'Académie des César dans neuf catégories, sans en recevoir aucun[59] :

Annexes

Bibliographie

  • Michel Chion, Le complexe de Cyrano : La langue parlée dans les films français, Paris, Les Cahiers du cinéma, mars 2008, 192 p. (ISBN 978-2-86642-515-9), p. 108 à 112 (Chapitre XVII « Une chambre en ville, 1982, de Jacques Demy ») 
  • Camille Taboulay, Le cinéma enchanté de Jacques Demy, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 18 octobre 1996, 192 p. (ISBN 978-2-86642-167-0) 
  • Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy et les racines du rêve, L'Atalante, octobre 1996 (ISBN 2-84172-042-2) 
  • Serge Daney, Jean Narboni et Serge Toubiana, « Interview de Jacques Demy », dans Les Cahiers du cinéma, no 341, novembre 1982 
  • Bruno Villien, « Entretien avec Jacques Demy », dans Le Nouvel Observateur, 25 octobre 1982 
  • Laurent Jullier, Abécédaire des parapluies de Cherbourg, Paris, éditions de L'amandier EDS, novembre 2007, poche (ISBN 978-2-35516-032-5) 

Vidéographie

Éditions vidéo

Reportages documentaires et vidéos

  • Gérard Follin, Dominique Rabourdin et Ventura, Jacques Demy tourne « Une chambre en ville », Video Ciné-Tamarin, Arte Video et INA, 6 octobre 1982 
    Ce documentaire se trouve sur le DVD dUne chambre en ville et sur le http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/CPB8205707704/jacques-demy-tourne-une-chambre-en-ville.fr.html site de l'INA.
  • Thomas Bénigni et Valentin Vignet, Le film vu par Gérard Vaugeois, critique et producteur, Video Ciné-Tamarin, Arte Video et INA, 2008 
  • Thomas Bénigni et Valentin Vignet, Autour de la sortie du film, Video Ciné-Tamarin, Arte Video et INA, 2008 

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. a, b, c, d et e Taboulay 1996, p. 144
  2. Berthome 1996, p. 288. Jacques Demy y témoigne : « Je l'avais commencé en 1953 ou 1954 comme un roman. J'apprenais à écrire... J'avais fait sept ou huit chapitres et puis j'avais tout laissé tomber parce que je m'étais dit que ce n'était pas du tout un roman, qu'il valait mieux en faire un film. »
  3. a et b Berthome 1996, p. 288
  4. Gaston Haustrate et Jean-Pierre Le Pavec, « Entretien avec Catherine Deneuve », dans Cinéma 81, no 271-272, juillet-août 1981, p. 67  cité dans Berthomé 1996, p. 290
  5. Serge Toubiana, « Entretien avec Catherine Deneuve », dans Les Cahiers du cinéma, no 438, décembre 1990 , cité dans Demy Intégrale en DVD
  6. Berthomé 1996, p. 292
  7. Taboulay 1996, p. 130
  8. Interview de Dominique Sanda dans Madame Figaro, 7 juillet 2007
  9. Berthomé 1996, p. 326
  10. a et b Taboulay 1996, p. 11
  11. a, b, c, d et e Berthomé 1996, p. 331 à 334
  12. « J'ai horreur de la vulgarité » et « Tu m'es indispensable ». Voir Taboulay 1996, p. 32
  13. Berthomé 1996, p. 323
  14. Berthomé 1996, p. 453
  15. Berthome 1996, p. 327
  16. Cité dans Berthome 1996, p. 329
  17. Berthome 1996, p. 330
  18. a, b et c Follin, Rabourdin et Ventura 1982
  19. a, b et c Berthomé 1996, p. 347 à 349
  20. Chiffres communiqués par Le Film français dans la saison cinématographique du Film français
  21. a, b, c, d et e Bénigni et Vignet 2008
  22. a et b Taboulay 1996, p. 179
  23. Gilles Durieux, Belmondo, Le Cherche-midi, 2009, pages 283-287
  24. Taboulay 1996, p. 145
  25. Jacques Siclier, Le cinéma français : de Baisers volés aux nuits fauves, 1968 - 1993, Volume 2, Ramsay, 1993, page 270
  26. a et b Taboulay 1996, p. 178
  27. Berthomé 1996, p. 342
  28. Chion 2008, p. 108
  29. Chion 2008, p. 111
  30. Chion 2008, p. 112
  31. Taboulay 1996, p. 32
  32. a, b, c, d et e Berthomé 1996, p. 335
  33. Berthomé 1996, p. 332
  34. Berthomé 1996, p. 343
  35. Berthomé 1996, p. 340
  36. Taboulay 1996, p. 149
  37. Chion 2008, p. 109-110
  38. a et b Berthomé 1996, p. 336
  39. a, b, c et d Berthomé 1996, p. 337
  40. Berthomé 1996, p. 322
  41. Taboulay 1996, p. 135
  42. Taboulay 1996, p. 135 à 139
  43. Bénigni et Vignet 2008
  44. a, b, c et d Chion 2008, p. 109
  45. a, b et c Chion 2008, p. 110
  46. Daney, Narboni et Toubiana 1982
  47. a, b et c Berthomé 1996, p. 341-343
  48. Taboualy 1996, p. 145
  49. « J'emmerde les bourgeois. Je ne leur appartiens pas (...) Vous et les vôtres vous battez pour quelque chose. » dit-elle à Guilbaud
  50. a et b Berthomé 1996, p. 334
  51. a et b Taboulay 1996, p. 148-149
  52. Taboulay 1996, p. 151
  53. a, b et c Berthomé 1996, p. 333-334
  54. Berthomé 1996, p. 338
  55. a et b Berthomé 1996, p. 339 à 341
  56. « Je ne pourrai jamais vivre sans toi. Je ne pourrai pas, ne pars pas, j'en mourrai » chante-t-elle quand Guy lui annonce son départ en Algérie.
  57. Ciné-ressources, « Une chambre en ville (1982) Jacques Demy », www.cineressources.net. Consulté le 9 mai 2010
  58. (en) Awards for 'Une chambre en ville' sur imdb. Consulté le 18 mai 2010
  59. 1983, 8ème cérémonie des César, Académie des César. Consulté le 13 mai 2010
  60. Catalogue, Ciné-Tamaris
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