Surhumain

Surhumain

Surhomme

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    Le Surhomme (Der Übermenschprononciation) est une notion principalement associée au nom du philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Richard Roos l'a ainsi définie :

« Le Surhomme de Nietzsche est un dieu épicurien ramené sur terre. Il ne doit pas se soucier des hommes, ni les gouverner : sa seule tâche est la transfiguration de l'existence. »[1]

Sommaire

Le Surhomme romantique

La notion de surhumanité n'a pas été inventée par Nietzsche, et daterait du XVIIe siècle. On la trouve chez Herder. Mais on la rencontre surtout à partir de la littérature romantique, désignant un idéal impossible, mettant en lumière les limites de l'existence humaine : Lord Byron (Manfred), Giacomo Leopardi (Zibaldone) l'évoquent avec désespoir ou ironie.

Goethe, Faust :

GEIST:
Du flehst, eratmend mich zu schauen,
Meine Stimme zu hören, mein Antlitz zu sehn;
Mich neigt dein mächtig Seelenflehn,
Da bin ich! — Welch erbärmlich Grauen
Fasst Übermenschen dich!
L'ESPRIT :
« Tu aspirais si fortement vers moi !
Tu voulais me voir et m'entendre.
Je cède au désir de ton cœur.
— Me voici ! Quel misérable effroi
Saisit ta nature surhumaine ! »[2]

Le Surhomme dans la pensée de Nietzsche

    Dans la philosophie de Nietzsche, [3] la notion de Surhomme est liée à deux autres grandes notions, la Volonté de puissance et l'Éternel Retour. Le Surhomme est, par hypothèse, [4] l'incarnation de la Volonté de puissance humaine la plus haute, accomplissement de la vie qui trouve à s'affirmer dans la pensée de l'Éternel Retour. Cette idée d'un accomplissement de la Volonté de puissance humaine est, pour Nietzsche, un essai pour surmonter (überwinden) le nihilisme et donner un sens à l'histoire sans but de l'humanité. C'est une sorte de «César avec l’âme de Jésus». Il est l’aristocrate par excellence, solitaire et magnanime, infiniment éloigné du troupeau majoritaire. [5]

Genèse du Surhomme

    Si Nietzsche a probablement trouvé cette notion chez Byron et Goethe, [6] l'utilisation qu'il en fait n'est pas la même que dans le romantisme. Elle possède donc une genèse qui n'appartient qu'à Nietzsche.[7]

    Dans l'ensemble du développement de la pensée de Nietzsche, le Surhomme, ou, plus exactement, la qualité désignée par l'adjectif surhumain, se comprend comme une notion qui regroupe des réflexions qui ont pu tout d'abord se présenter de manière éparse (en particulier la critique de la morale, la sagesse tragique, la moralité des mœurs, la culture et l'art). Ces réflexions trouvent leur genèse dans la période qui va de Humain, trop humain au Gai Savoir, [8] et la notion apparaît ensuite sous sa forme nominale dans Ainsi parlait Zarathoustra ; elle prend alors une forme philosophique différente puisqu'il s'agit maintenant d'annoncer une nouvelle réalité humaine visée à travers un processus de dépassement dont Nietzsche avait décrit auparavant les formes constituant une part importante de l'histoire de l'humanité.

    Il utilise tout d'abord, dans Humain, trop humain, l'adjectif übermenschlisch pour qualifier péjorativement l'élan supranaturel par lequel les hommes aspirent à une autre réalité, à une réalité transcendante que symbolise le saint[9] :

« Ce qui donne sa valeur au saint dans l'histoire universelle, ce n'est pas ce qu'il est, mais ce qu'il signifie aux yeux des autres, les non-saints. On s'est trompé sur son compte, on a faussement interprété ses états d'âme et on l'a autant que possible écarté de soi, en phénomène absolument incomparable et de nature étrangère, surhumaine : mais c'est justement ce qui lui a valu cette force extraordinaire avec laquelle il a pu s'emparer de l'imagination d'époques et de peuples entiers. »[10]

Ainsi, avec l'exemple du saint, le préfixe über- désigne ici un processus interprétatif par lequel on se convainc de la valeur élevée au plus haut degré d'un état d'âme qui exalte la puissance de l'homme tout en le rendant étranger au monde. Toutefois, ces auto-interprétations métaphysiques sont pour Nietzsche des falsifications, ce qui pose la question de la valeur du dépassement considéré :

« Chaque fois, beaucoup d'hypocrisie et de mensonge s'est introduit dans le monde à la faveur d'une telle métamorphose : chaque fois également, et à ce prix, un nouveau concept surhumain, exaltant l'homme. »[11]

Nietzsche fait sur ce modèle un usage abondant du préfixe über-, usage qui permet d'éclairer la notion de dépassement qui ne concerne pas seulement l'élévation et la fuite métaphysique de l'homme, mais est inhérente à toute Volonté de puissance, et, en particulier, au Surhomme. C'est ainsi que Zarathoustra dit :

« Et la vie elle-même m'a dit ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même." »[12]

Dans le cas du dépassement moral, c'est l'homme moral qui se rend maître de ses instincts et les domine, ce qui lui permet d'assouvir sa passion de maîtrise sur ses instincts : il se surmonte en tant qu'animal, en se prêtant une double réalité rendue pensable par la morale. L'homme est ainsi un sur-animal (Ueber-Thier[13]), parce qu'il a inventé un type d'interprétation morale de son animalité :

« Le sur-animal. La bête qui est en nous ne veut pas être trompée ; la morale est ce mensonge de secours qui nous permet de n'être pas déchirés. Sans les erreurs que comportent les hypothèses de la morale, l'homme serait resté animal. Mais de la sorte, il s'est pris pour quelque chose de supérieur et s'est imposé des lois plus sévères. »[14]

La valeur de cette supériorité est cependant douteuse pour Nietzsche. En effet, dans le cas du dépassement métaphysique, c'est l'humain même, l'homme vivant qui se retrouve affaibli, aliéné à une valeur absolue et étrangère :

« Dans la mesure où tout ce qui est grand et fort a été conçu par l'homme comme surhumain, comme étranger, l'homme s'est rapetissé — il a dissocié ces deux faces, l'une très pitoyable et faible, l'autre très forte et étonnante, en deux sphères distinctes, il a appelé la première « homme », la seconde « Dieu ». »[15]

Dieu a été jusqu'ici l'expression la plus intense du dépassement de l'homme par lui-même, i.e. l'expression la plus élevée de la Volonté de puissance. Ce dépassement était un mépris de l'homme pour lui-même. Mais les choses changent avec la mort de Dieu : si, dans le cas de l'histoire occidentale, le dépassement de l'homme a toujours été un dépassement supranaturel, il niait la possibilité d'un autre type de dépassement, celui qui concernait ce monde, qui n'aurait pas d'autre horizon que l'existence même de l'homme :

« Je considère toutes les formes métaphysiques de la pensée comme la conséquence d'une insatisfaction chez l'homme d'un instinct qui l'attire vers un avenir plus haut, surhumain — avec cette particularité que les hommes voulurent fuir eux-mêmes dans l'au-delà au lieu de travailler à la construction de cet avenir. Un contresens des natures supérieures qui souffrent de la laideur de l'homme. »[16]

La conception du surhumain fut donc, selon Nietzsche, le fruit d'erreurs d'interprétation de l'homme sur lui-même (il a pris ses aspirations animales pour des inspirations divines), du dégoût et d'une insatisfaction qui le poussait à chercher son assouvissement dans un ailleurs imaginaire. C'est ainsi que les pulsions de l'animal-homme furent éduquées et structurées, en sorte de ne plus désirer qu'une consolation supra-terrestre. Ce n'est pas seulement le christianisme qui incarne aux yeux de Nietzsche cette disposition psychologique, mais également l'homme supérieur (évoqué notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra) et l'idéaliste moderne. La culture européenne est dans son ensemble la conséquence de l'élevage de ce type humain.[17]

Le sur- qualifie donc chez Nietzsche une transfiguration de la structure des pulsions qui fait apparaître un type nouveau (homme par rapport à l'animal ; surhomme par rapport à l'homme) : cette transfiguration se fait par le moyen de jugements de l'homme sur lui-même, jugements qui, en amont, supposent des valeurs au service d'une volonté de puissance, et, en aval, une incorporation de ces valeurs, une éducation des pulsions qui conduit par exemple à associer des idées désagréables au sentiment de fierté ou à la sexualité (c'est le cas dans l'idéal ascétique[18]). C'est pourquoi le processus de dépassement est toujours lié à la question de l'éducation, ainsi qu'à la plasticité de la Volonté de puissance.

Enfin, c'est dans Ainsi parlait Zarathoustra que le Surhomme est finalement rattaché à la question d'un dépassement purement immanent qui touche au sens de l'histoire humaine et qui va déboucher sur une éthique artistique de soi:

« Voici, je vous enseigne le Surhomme. Le Surhomme est le sens de la terre. Que votre volonté dise : Que le Surhomme soit le sens de la terre. »[19]

C'est, dans l'annonce faite par Zarathoustra, la promesse d'un homme qui s'affirme comme homme, et s'accomplit en tant que tel, d'où les deux principaux aspects du Surhomme liés aux deux autres grandes notions de Nietzsche : l'affirmation et la totalité.

Affirmation et totalité

En rétablissant, par-delà les aspirations métaphysico-morales de l'humanité, le rapport naturel de l'homme au monde, i.e. l'immanence de sa Volonté de puissance, Nietzsche met en avant plusieurs qualités, qui, pleinement accomplies, peuvent servir à caractériser le Surhomme :

Le Surhomme ne nie plus, il est :

« C'est de ce passage, et d'aucun autre, qu'il faut partir pour comprendre ce que veut Zarathoustra : la race d'hommes qu'il conçoit conçoit la réalité telle qu'elle est : ils sont assez forts pour cela ; — la réalité n'est pas pour eux chose étrangère ni lointaine ; elle se confond avec eux : ils ont en eux tout ce qu'elle a d'effrayant et de problématique car c'est à ce prix seul que l'homme peut être grand. »[20]

Parce qu'il est, le Surhomme n'est pas l'étranger en ce monde qu'incarne l'idéaliste ou l'homme supérieur, c'est-à-dire le nihiliste qui condamne le monde d'après un autre monde transcendant qui n'existe pas. Non seulement ce monde lui est familier, jusque dans les souterrains de la psychè animale, mais il le veut, il y consent et en désire le retour ; ce désir est ainsi une véritable conversion et une rédemption délivrant de la malédiction du ressentiment qui prend la forme de l'Éternel Retour :

« Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t'anéantirait-elle aussi; la question « veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois », cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d'un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t'aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! — » »[21]

L'inversion des valeurs est liée à ce désir nouveau qui justifie l'existence, qui lui donne des couleurs inédites. Puisque l'Éternel Retour doit conduire à « ne plus désirer autre chose », puisqu'il y a un Amor fati qui nous délivre du ressentiment, la philosophie de Nietzsche, en se fondant sur cette métamorphose du désir, métamorphose qui induit une transformation des valeurs nécessitée par la constatation que « l'essence la plus intime de l'être est la volonté de puissance, » consiste à penser par-delà bien et mal, tandis que tous les philosophes antérieurs pensaient dans les limites de la morale idéaliste. Cette pensée par-delà bien et mal est ainsi à la fois la pensée de l'innocence et de la tragédie de l'existence.

L'affirmation de l'existence, le consentement à la totalité des aspects de la vie, conduit à concevoir le Surhomme comme homme total qui fait la synthèse des qualités contradictoires que l'on rencontre éparpillées dans l'humanité. Ce dernier point incitera Nietzsche à rechercher des cas de dépassement de soi chez certains grands hommes, dont l'un des plus éminent à ses yeux est Goethe.

À la recherche du surhomme

Nietzsche n'a pas commencé par tracer une figure théorique, idéale, du Surhomme. Il n'a pas non plus supposé que le Surhomme ait déjà existé, mais que, s'il est vrai que les hommes tendent à se surmonter, alors il a pu exister déjà des hommes présentant les caractéristiques de la surhumanité. Il s'est donc tourné vers les grands hommes, et les a scrutés, en en retirant des leçons de dépassement de soi, tout comme il s'est tourné vers les moralistes français pour explorer la psychologie humaine. Il est toutefois notable que pour Nietzsche le chemin à parcourir avant l'émergence de surhommes est encore long, comme l'indique ce passage de Ainsi parlait Zarathoustra : « Jamais encore il n'a existé de Surhumain. Je les ai vus nus tous les deux, le plus grand et le plus petit des hommes. Ils se ressemblent encore trop. En vérité, le plus grand m'a paru - par trop humain. »[22]

Alcibiade, César, César Borgia, Napoléon

Shakespeare

Goethe

De toute l'œuvre de Nietzsche, Goethe est probablement celui qui ressort comme la figure la plus affirmative, au point de se confondre presque avec Dionysos, affirmation pleine et entière de l'existence. À ce titre, Goethe est pour Nietzsche, avec Shakespeare, l'un des exemples les plus précis de préfiguration du Surhomme :

« Goethe concevait un homme fort, hautement cultivé, habile à toutes les choses de la vie physique, se tenant lui-même bien en main, ayant le respect de sa propre individualité, pouvant se risquer à jouir pleinement du naturel dans toute sa richesse et toute son étendue, assez fort pour la liberté ; homme tolérant, non par faiblesse, mais par force, parce qu’il sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes ; homme pour qui il n’y a plus rien de défendu, sauf du moins la faiblesse, qu’elle s’appelle vice ou vertu... Un tel esprit libéré, apparaît au centre de l’univers, dans un fatalisme heureux et confiant, avec la foi qu’il n’y a de condamnable que ce qui existe isolément, et que, dans l’ensemble, tout se résout et s’affirme. Il ne nie plus... Mais une telle foi est la plus haute de toutes les fois possibles. Je l’ai baptisée du nom de Dionysos. — »[23]

Goethe, l'individu, sait dominer ses contradictions, tout en laissant libre cours à sa nature impulsive, c'est ce que Nietzsche souligne également ailleurs, en évoquant la fausse dualité, à ses yeux, entre la sensualité et l'ascétisme[24]  : le besoin d'ascétisme de l'artiste n'est jamais la négation d'une nature animale, mais la conséquence d'un besoin de concentration des forces. Dans ce but, il est capable de se soumettre à des contraintes qu'il inventera si nécessaire. Se soumettre ici à un idéal moral qui ferait de la maîtrise une vertu, ce serait pour l'individu créateur se soumettre à des valeurs contraires à la partie de lui-même d'où il puise sa force, son inspiration, [25] et cela compromettrait également l'unité des multiples facettes de son existence, en reléguant une partie de son être du côté du mal, de l'interdit.[26] C'est pourquoi, un artiste comme Goethe sait jouïr, en toute indépendance à l'égard de la religion et des idées bourgeoises (Goethe, rappelle Nietzsche, détestait la croix et les vertus allemandes), des composantes, contradictoires aux yeux de la morale, de sa vie instinctive.

Autres

L'autre avenir de l'homme

Surhomme et humanité

La notion d'humanité s'étant construite sur un malentendu et une insatisfaction, la question se pose à Nietzsche de savoir quelle place une autre sorte d'hommes occuperait dans le cours de l'évolution humaine ; s'agit-il d'une abolition de l'espèce humaine, ou d'une transfiguration qui aurait un rapport avec la sélection naturelle ? Nietzsche répond par la négative à ces deux questions :

« Je ne pose pas ici ce problème : Qu’est-ce qui doit remplacer l’humanité dans l’échelle des êtres (— l’homme est une fin —) ? Mais : Quel type d’homme doit-on élever, doit-on vouloir, quel type aura la plus grande valeur, sera le plus digne de vivre, le plus certain d’un avenir ? »[27]

Le Surhomme ne remplace pas l'humanité, et il n'est pas non plus le résultat d'un processus d'évolution biologique : le Surhomme est le dépassement du nihilisme (envisagé comme une possibilité à venir) qui a dominé jusqu'ici les hommes. Il propose une transfiguration de l'existence, une forme de délivrance qui rend obsolète la notion religieuse de rédemption.

Bien que Nietzsche a pris soin d'écarter les risques de confusions, il ne peut que se plaindre des amalgames qui ont été faits malgré tout :

« Le mot « Surhomme » dont j'usais pour désigner un type d'une perfection absolue, par opposition aux hommes « modernes », aux « braves » gens, aux chrétiens et autres nihilistes, et qui, dans la bouche d'un Zarathoustra, devait donner à réfléchir, ce mot a presque toujours été employé avec une candeur parfaite au profit des valeurs dont le personnage de Zarathoustra illustre l'opposé, pour désigner le type « idéaliste » d'une race supérieure d'hommes, moitié « saints », moitié « génies »... à son sujet, d'autres ânes savants m'ont soupçonné de darwinisme ; on a même voulu retrouver à l'origine de ma création le « culte des héros » de Carlyle, « ce faux monnayeur inconscient », alors que j'avais pris un malin plaisir à n'en pas tenir compte. »[28]

Nietzsche rejette ainsi l'idée d'un Surhomme reposant sur des bases biologiques, mais il rejette également l'exaltation du génie et l'héroïsme, comme il l'avait clairement fait dire à Zarathoustra, dans un discours où il exige de l'homme fort et violent(d'âme) une forme de bonté acquise en se dominant soi-même :

« Le beau est imprenable pour toute volonté violente. [...]
Et je n'exige la beauté de personne comme de toi, homme violent : que ta bonté soit la dernière de tes victoires sur toi-même. [...]
Car ceci est le secret de l'âme : c'est seulement quand le héros l'a quittée que s'approche d'elle en silence — le surhéros. — »[29]

Une autre question est de savoir quelles relations le Surhomme pourrait avoir avec les autres hommes : est-il un maître, un dominateur ? Nietzsche le nie :

« Le but n'est absolument pas de comprendre ces derniers [les Surhommes] comme maîtres des premiers : mais au contraire : il doit y avoir deux espèces qui coexistent : les uns comme les dieux épicuriens, ne se souciant pas des autres. »[30]

Le Surhomme met donc de la distance entre lui et les autres hommes ; sa différence, qui repose sur un ensemble de valeurs incorporées et non sur des différences quantitatives ou biologiques, lui interdit de prêter attention à des valeurs médiocres qui sont indispensables aux communs des mortels pour supporter de vivre, mais qui ne lui sont pas indispensables à lui. Pourtant, le Surhomme n'est pas un individu, il est un type, et, à ce titre, il a besoin de la communauté de ses pairs. Le Surhomme n'est donc pas non plus un héros solitaire.

Récupérations antisémites et national-socialistes

La notion de Surhomme a été reprise dès le vivant de Nietzsche par des antisémites, et interprétée dans un sens évolutioniste. Nietzsche a condamné ce genre de récupérations, la haine du Juif est pour lui comme toute haine, signe de faiblesse. Il s'est ainsi exclamé à propos de Theodor Fritsch, antisémite allemand notoire « Il n'est vraiment pas en Allemagne de clique plus effrontée et plus stupide que ces antisémites. Cette racaille ose avoir dans la bouche le nom Zarathoustra. Dégoût ! Dégoût ! Dégoût ! ». Celui-ci ne se trompa guère longtemps sur la pensée nietzschéenne en disant lire dans Par-delà bien et mal une « exaltation des juifs » et une « âpre condamnation de l’antisémitisme ». Malgré la mise en garde précoce de Nietzsche contre « les singes de Zarathoustra », après sa mort, la notion de Surhomme a continué à inspirer l'extrême-droite allemande, avec la complicité de sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche - ayant falsifié ses fragments posthumes avec l'ouvrage La Volonté de puissance, puis ayant soutenu sa récupération par la propagande nazie. Le terme a été repris comme s'il s'agissait de concevoir une race supérieure de super-hommes aux capacités intellectuelles et physiques extraordinaires ; la notion d'Überwindung, i.e. l'effort de maîtrise de soi et de spiritualisation des pulsions, en a été écartée, au profit d'un concept raciste nettement plus terre-à-terre et brutale de surpuissance. Dès lors, plus question de Shakespeare ou de Goethe, plus question de transfigurer l'existence en supprimant le ressentiment. Là où Nietzsche concevait la force comme un détachement moral, nombreux seront ceux qui liront ce mot comme richesse, intelligence, ou force physique. De tels contre-sens ont encore lieu, notamment parce que des propos inexacts sont toujours attribués à Nietzsche par des personnes reprenant - sans doute sans le savoir - les éditions falsifiées par Elisabeth Förster et le régime nazi (le web est empli de telles erreurs[31]). Bien que certaines phrases originales soient ambiguës prises hors contexte, la lecture de l'ensemble du corpus nietzschéen permet à tous les spécialistes de Nietzsche de s'accorder sur la réfutation de ces mésinterprétations [32]. Ainsi la célèbre formule « Périssent les faibles et les ratés ! Et il faut même les y aider ! », tirée de l'Antéchrist, ne doit pas être prise à la lettre. Elle est volontairement provocatrice et fait écho au verset biblique « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux ! Heureux les affligés, car ils seront consolés ! ». Elle n'appelle pas à l'élimination physique des faibles, mais plutôt à l'élimination de la faiblesse, qui passe pour le faible par une prise de conscience de son état, le fort ayant intérêt à l'aider à s'éléver. Cette phrase peut aussi être rapprochée des appels ironiques aux contempteurs du corps à se mettre en conformité avec leur doctrine, c'est-à-dire à se suicider[33]. Il faut ici encore entendre le faible comme l'homme théorique, le prêtre ascétique, la victime de la morale judéo-chrétienne. Cette faiblesse n'est pas déterminée par la naissance, « la race », mais l'éducation. S'il y a bien une civilisation qui est jugée inférieure par Nietzsche, c'est la civilisation occidentale ayant pris depuis Platon le chemin de la décadence.

Au même titre que l'antisémitisme et le racisme en général, le nationalisme était rejeté par Nietzsche, , et l'idée de revanche contre le « diktat de Versailles » ayant animé la politique nazie, est un ressentiment allant à l'encontre de sa doctrine. Quant à l'exaltation du génie national passé, comme toute nostalgie elle empêche de vivre pleinement l'instant présent et doit être dépassée. Pour Nietzsche, l'art est admirable en ce qu'il fait de l'homme un créateur permanent, dont les œuvres épousent le réel toujours en devenir. Il n'est pas fait pour se reproduire à l'identique. Ainsi, en méprisant l'art de son temps (art conceptuel et cubisme) le nazisme va encore une fois à l'encontre de son soi-disant précurseur.

Anthropologie marxiste

Le leader marxiste Léon Trotsky a également fait usage, en 1924, de la notion de surhomme, mais dans un sens différent, de maîtrise et d'amélioration de l'homme par lui-même : "Maître de son économie (..) l'homme commencera sérieusement à harmoniser son propre être. L'homo sapiens, maintenant figé, se traitera lui-même comme objet des méthodes les plus complexes de la sélection artificielle et des exercices psycho-physiques. (..) L'homme devenu libre cherchera à atteindre un meilleur équilibre dans le fonctionnement de ses organes et un développement plus harmonieux de ses tissus ; (..) L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments, d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez.[34].


Notes et références

  1. Richard Roos, « Nietzsche et Épicure : l'idylle héroïque », article repris dans Lectures de Nietzsche.
  2. Faust, « La Nuit ». v.486 - v. 490. Traduction Gérard de Nerval.
  3. Source de cet article : WikiNietzsche, article « Surhomme ».
  4. Hypothèse et essai ou tentative sont omniprésentes dans les textes de Nietzsche. Comme le remarque P. Wotling (in Nietzsche et le problème de la civilisation), prendre les thèses de Nietzsche au pied de la lettre reviendrait à donner à la pensée de Nietzsche un ton impératif qu'elle ne possède pas.
  5. Cette absence de but, liée à la problématique de la création de valeurs nouvelles, est évoquée dans Ainsi parlait Zarathoustra, I, « Mille et un buts » :
    « Il y a eu jusqu'à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L'humanité n'a pas encore de but.
    Mais, dites-moi donc, mes frères, si l'humanité manque de but, n'est-elle pas elle-même en défaut ? »
    Cette idée d'un défaut, d'un problème de la finalité qui se pose à l'homme, sera reprise et portée à son paroxysme dans la Généalogie de la morale (troisième disertation), dans la formule : « L'homme préfère encore vouloir le néant plutôt que ne pas vouloir... » (§ 1 et 28).
  6. Il lit très tôt Manfred, et Goethe est l'auteur dont Nietzsche a parlé constamment avec le plus d'admiration.
  7. C'est la thèse de Patrick Wotling, voir Nietzsche et le problème de la civilisation, pp. 329 et suivantes.
  8. Il s'agit donc de la période qui débute avec la rupture avec Wagner. Toutefois, on peut vraisemblablement voir dans l'idée de quête d'un moi supérieur et authentique, que Nietzsche évoque dans Schopenhauer éducateur et qui n'est pas sans faire penser à Emerson, un premier embryon de ce thème du dépassement (dépassement en particulier des hasards nationaux et propres à chaque époque).
  9. Ce qui vise explicitement Schopenhauer et sa théorie d'une volonté qui se nie :
    « De cette forme de connaissance naît, avec l'art, la philosophie, et même, nous allons voir dans ce livre, cette disposition du caractère qui seule fait de nous de vrais saints et des sauveurs de l'univers. » Le Monde comme volonté et comme représentation, IV, § 53.
  10. Humain, trop humain, I, § 143
  11. Aurore, § 27.
  12. Ainsi parlait Zarathoustra, II, « Du dépassement de soi-même ».
  13. Das Ueber-Thier est le titre allemand de l'aphorisme 40 de Humain, trop humain. Tome 2 page 64 de la Kritische Studienausgabe.
  14. Humain, trop humain, I, § 40.
  15. FP, XIV, 14 [125].
  16. FP, X, 27 [74].
  17. Ce qui explique pour Nietzsche que lorsque le fondement de cette éducation, à savoir Dieu, la Vérité, est ébranlé, il en résulte le nihilisme.
  18. Plus précisément, ce dégoût de l'animalité, de la sexualité, est, selon Nietzsche, le fait de natures qui aspirent à un dépassement ascétique, sans y parvenir. Voir Généalogie de la morale, III, § 2. Cet idéal manqué, lié au ressentiment, est typique non pas exactement du faible, mais de l'homme décadent, du « raté », qui est donc raté, pour Nietzsche, en ce sens qu'il souffre de son rapetissement relativement à un idéal, à des valeurs inaccessibles.
  19. Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 3.
  20. Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin, § 5. »
  21. Le Gai Savoir, § 341.
  22. Ainsi parlait Zarathoustra, deuxième partie, Des Prêtres §35 .
  23. Le Crépuscule des idoles, « Flâneries inactuelles », § 49.
  24. Généalogie de la morale, III, 1 et suivant.
  25. « C’est dans ce que votre nature a de sauvage que vous vous rétablissez le mieux de votre perversité, je veux dire de votre spiritualité... » Le Crépuscule des idoles, « Maximes et pointes », § 6.
  26. Nous courrons à l'interdit. Nietzsche paraphrase Ovide pour souligner que là où la morale voit le danger, l'homme fort voit un stimulant, un excitant qui l'incite à vivre. Il y a ainsi chez Nietzsche une problématique philosophique du danger intérieur. Le mot « virilité » désigne cette aptitude à assumer en soi ce danger ; l'émasculation morale, l'efféminisation, consiste au contraire à nier en soi le danger et à s'amputer soi-même d'une part intime de sa vie.
  27. L'Antéchrist, § 3. Ce texte publié ne mentionne pas le mot Surhomme (mais au § 4, il est question de la qualité surhumaine atteinte par toute sorte d'hommes dans les cultures les plus différentes). Un fragment posthume, ébauche de cet extrait, porte en revanche de manière explicite le titre : le surhomme.
  28. Ecce Homo, « Pourquoi j'écris de si bons livres », § 1.
  29. Z., II, « Des hommes supérieurs. »
  30. FP, IX, 7 [21].
  31. Une recherche avec le mot-clé « Surhomme » sur un moteur de recherche donnera dans ses premiers résultats de nombreux articles véhiculant des idées qui n'ont guère d'écho chez les spécialistes.
  32. Voir, par exemple, les commentaires de M. Kessler, de Éric Blondel, et de Patrick Wotling
  33. Tel « J'ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer d'avis ni de doctrine, mais de se défaire de leurs propres corps – ce qui les rendra muets. » Ainsi Parlait Zarahousta, des contempteurs du corps
  34. Léon Trotsky,Littérature et Révolution, chapitre VIII : Art révolutionnare et art socialiste, 1924

Voir aussi

Bibliographie

  • Richard Roos, « Nietzsche et Épicure : l'idylle héroïque », article repris dans Lectures de Nietzsche, LGF - Livre de Poche, 22 Nov 2000, ISBN 2253905771
  • Patrick Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, P.U.F., 2e éd. corr., 1 Oct 1999, ISBN 2130467962
  • Wilfried Huchzermeyer: Der Übermensch - bei Friedrich Nietzsche und Sri Aurobindo. Verlag Hinder und Deelmann. ISBN 978-3873481237
  • Pierre Kynast. Friedrich Nietzsches Übermensch. Eine philosophische Einlassung. Projekte Verlag 188. Halle (Saale) 2006. ISBN 3-86634-158-X

Articles connexes

     

Liens externes

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  • surhumain — surhumain, aine [ syrymɛ̃, ɛn ] adj. • 1555; de sur et humain ♦ Qui, dans le monde humain, apparaît au dessus des forces et des aptitudes normales. Effort, travail surhumain. ⇒ titanesque. Une mémoire surhumaine. Tubalcaïn « Construisit une ville …   Encyclopédie Universelle

  • surhumain — surhumain, aine (su ru min, mè n ) adj. Qui est au dessus de l humain. Une taille surhumaine. •   J ai ouï dire à Laigues, qui est homme du métier et qui ne le [le prince de Condé] quitta point ce jour là [à la bataille du faubourg St Antoine] qu …   Dictionnaire de la Langue Française d'Émile Littré

  • SURHUMAIN — AINE. adj. Qui est au dessus de l humain, soit au physique, soit au moral. Une taille surhumaine. Un courage surhumain. Un effort surhumain …   Dictionnaire de l'Academie Francaise, 7eme edition (1835)

  • SURHUMAIN, AINE — adj. Qui est au dessus de l’humain, soit au physique, soit au moral. Une force surhumaine. Un courage surhumain. Un effort surhumain …   Dictionnaire de l'Academie Francaise, 8eme edition (1935)

  • Surhumain (homonymie) — Cette page d’homonymie répertorie les différents sujets et articles partageant un même nom. En philosophie Le Surhomme : une notion de Friedrich Nietzsche désignant un homme ayant dépassé le nihilisme. Übermensch (reprise du terme de… …   Wikipédia en Français

  • Surhumain —    см. Сверхчеловеческий …   Философский словарь Спонвиля

  • surhumaine — ● surhumain, surhumaine adjectif Qui apparaît comme au dessus des forces, des qualités humaines, qui dépasse les moyens normaux : Force surhumaine. ● surhumain, surhumaine (citations) adjectif Jean Giraudoux Bellac 1882 Paris 1944 L humanité […]… …   Encyclopédie Universelle

  • surhumainement — surhumain, aine [ syrymɛ̃, ɛn ] adj. • 1555; de sur et humain ♦ Qui, dans le monde humain, apparaît au dessus des forces et des aptitudes normales. Effort, travail surhumain. ⇒ titanesque. Une mémoire surhumaine. Tubalcaïn « Construisit une ville …   Encyclopédie Universelle

  • Surhomme — Pour les articles homonymes, voir Surhumain (homonymie).     Le Surhomme (Der Übermensch prononciation) est une notion principalement associée au nom du philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Richard Roos l a ainsi… …   Wikipédia en Français

  • Übermensch — Surhomme Pour les articles homonymes, voir Surhumain (homonymie).     Le Surhomme (Der Übermensch prononciation) est une notion principalement associée au nom du philosophe allemand Friedrich Nietzsche. Richard Roos l a ainsi… …   Wikipédia en Français

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