Réalité sensible

Réalité sensible

Sensible (philosophie)

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Le sensible est ce qui est susceptible d’être perçu par les sens, ou, plus largement, l’ensemble des impressions et des représentations.

Mensonges, malentendus, ambiguïté du langage font qu’on se méfie du discours et qu’on préfère s’en tenir à ce qu’on sent immédiatement être tel que cela se donne à notre perception. Les faits bruts sont estimés plus vrais que tous les discours qui les recouvrent : il y aurait ainsi une « vérité du sensible ». Pourtant les sens sont aussi réputés trompeurs : illusions d’optique, flous... tout cela interdit de tenir le témoignage des sens pour fiable. Ainsi, le sensible est source d’erreur et de fausseté, c’est pourquoi on en appelle au jugement de la raison pour corriger les impressions des sens. Dès lors, comment ce qui est convoqué comme facteur objectif de vérité peut-il être en même temps accusé d’induire l’esprit en erreur ? En quel sens alors peut-on parler d’une vérité du sensible ?

Sommaire

Le sensible comme perception immédiate

Le sensible est tout d’abord ce qui est susceptible d’être senti, ou, plus largement, l’ensemble des impressions et des représentations. Est-ce à dire qu’il y aurait une connaissance sans intervention rationnelle ? On peut le penser car il y a effectivement une évidence immédiate du sensible : la sensation assure le sujet sentant de la réalité de ce qu’il perçoit, elle est l’indice du vrai. C’est la thèse que soutient l’Epicurisme en tant qu’elle est en définitive une philosophie sur laquelle repose le critère de plaisir (de même que de douleur) où il y va d’une nécessité de vivre dans l’absence de troubles évaluable en fonction du critère de la sensation. Que ce soit de l’ordre de la connaissance comme celui de la morale, « le plaisir en tant que plaisir est bon, pourtant tout plaisir n’est pas bon », autrement dit la sensation de plaisir est vraie. Mais si la sensation est vue comme critère de la vérité, c’est que la vérité est vue en tant que confirmation d’un jugement par la sensation : elle est l’adéquation du jugement et de la sensation. La fonction de la science est dès lors celle de rassurer quant à l’inexistence d’une intervention divine : c’est donc vrai car cela ne contredit pas la sensation.

Une source d'erreur

Toutefois, on peut objecter que les manifestations sensibles sont sources d’erreur (si ce qui est perçu varie, la représentation sensible varie également) et d’illusion (puisqu’elles nous font sentir ce qui n’existe pas comme dans le cas du mirage). Comment dès lors trouver dans la sensation le critère d’une vérité de la représentation sensible ? Si l’on conçoit la vérité comme adéquation du jugement à la chose sensible, il faudrait que la sensation corrige le jugement sur les sens et donc qu’elle se corrige elle-même. Pour sa part, Épicure montre que l’erreur est dans le jugement que nous portons sur la sensation et non dans la sensation elle-même (lorsque je regarde une tour carrée et qu’elle m’apparaît ronde, ce n’est pas la sensation qui est fausse mais bien mon jugement qui oublie de prendre en compte la distance). Il s’agirait alors de corriger la première sensation à l’aide du jugement, mais au nom de quoi une sensation serait plus fiable qu’une autre ? Et en quoi la sensation ne serait pas toujours fausse ? C’est ce que Descartes montre en récusant les sens au travers de l’expérience du doute. Mais dès lors, qu’en est-il de la réalité ? N’est-il pas fou de ne pas croire la réalité ? C’est en effet là la psychose mélancolique qui fait concevoir le corps comme un presque rien. Reste que dire qu’il y a un sens du réel, c’est dire que le sensible serait fiable alors même que « l’impression de réalité du rêve ou de ce qu’on appelle réel sont identiques » Descartes, Méditations métaphysiques, I]. La sensation ne peut pas permettre de corriger la sensation, le sensible ne suffit pas à valider le sensible, c’est donc dire qu’il existe une seconde condition à la sensation : c’est qu’il y ait un sentant (« la sensation est l’acte commun du sensible et du sentant » (Aristote, De l’esprit)). Mais le sentant n’est sentant qu’en vertu du sensible, et de même que le sensible, il ne peut donner la marque de vérité du senti. S’il y a assurément une effectivité du sensible dans l’actualité de la sensation, cette effectivité ne suffit pas à faire une vérité.

L'impossibilité d'une vérité du sensible comme adéquation

Si donc la vérité est adéquation du jugement à la réalité, cette réalité ne saurait être sensible. En effet, une telle réalité doit être une réalité permanente, i.e. qui se maintient identique à elle-même, or les phénomènes sensibles changent, non seulement ils sont différents les uns des autres mais encore chaque phénomène ne cesse de différer de lui-même. Autrement dit, alors que l’ordre phénoménal est l’ordre du changement et de la différence, la connaissance, elle, doit porter sur la réalité immuable des essences : il ne peut pas y avoir de vérité du sensible comme adéquation.

Les Idées chez Platon

La thèse platonicienne de la vérité comme adéquation place les Idées au rang de normes destinées à évaluer la vérité des phénomènes. Le phénomène est dès lors ce qui de l’Idée apparaît dans le sensible, la chose phénoménale est donc moins réelle que l’Idée et donc aussi moins vraie [livre X, La République]. Cette dégradation s’aggrave avec la mimésis artistique, encore moins réelle et encore moins vraie que l’objet phénoménal. Une telle référence à l’art comme trompeur a pour fonction de montrer que même dans le phénomène, l’apparence peut déjà être trompeuse : autrement dit dans le phénomène lui-même il y a déjà une part qui conduit à la tromperie par son apparence sensible. La connaissance vraie ne saurait donc prendre le sensible pour critère de vérité : puisqu’elle est adéquation du jugement à l’idée comme norme, elle ne peut que récuser le sensible.

Cette affirmation platonicienne sera radicalement critiquée par Aristote, c’est que pour lui l’essence est dans les phénomènes sensibles eux-mêmes (« il y a aussi des dieux dans la cuisine »). L’essence comme immanente est donc alors une vérité eidétique contenue dans les phénomènes, pour autant, il n’y a pas de vérité du sensible en tant que le sensible ne nous fait connaître que des cas particuliers, i.e. les substances premières, dont l’essence est la substance seconde universelle. Autrement dit, même si la sensation peut porter sur une certaine généralité, elle ne peut s’exercer que sur des objets individuels : c’est pourquoi la science ne peut être acquise par la sensation, la vérité essentielle est cependant à découvrir dans le phénoménal car seul lui s’offre à la connaissance. Il n’y a donc aucune complaisance dans le sensible mais bien une nécessité d’observer les phénomènes pour en extraire l’universel et c’est en cela qu’Aristote est le fondateur des sciences expérimentales telles que la biologie. Il s’agit en effet, dans ces sciences expérimentales, de vérifier si le phénomène singulier est adéquat à l’hypothèse théorique, mais le phénomène qui apparaît dans l’expérimentation n’est pas le critère de vérité car s’il peut infirmer il ne peut pas confirmer la vérité, elle-même ne pouvant qu’être théorique.

La vérité, ressort du jugement

Il est donc assuré qu’il n’y a de vérité que par l’exercice du jugement, celui-ci peut prendre pour objet le sensible mais c’est toujours au jugement qu’il appartient de déterminer la vérité ou la fausseté. C’est donc dire que l’erreur vient d’une précipitation du jugement et non de la chose ni de la représentation sensible, c’est là l’argument qu’avance Descartes. Il montre dès lors qu’on ne pourrait plus douter des sens car la représentation sensible a toujours rapport à une réalité sensible : même la fiction est toujours composée de réalité sensible à laquelle elle renvoie. Il faut donc que le jugement s’exerce par la rationalité afin de rendre compte d’une manière adéquate de la vérité sensible aux exigences de la réalité physique. C’est là le sens qu’il donne à l’exemple du bâton qui se brise une fois plongé dans l’eau : la dioptrique permet en effet de rendre compte du fait que le bâton paraît brisé et qu’il ne pourrait même en être autrement et que pour autant il est faux qu’il soit brisé. Le sensible est susceptible d’une vérité qui toutefois appartient au jugement.

Il ne faut donc pas douter qu’il y ait une réalité dont témoignent les sentiments qui après tout sont des « façons confuses de penser ». Mais il appartient alors à la science de rendre clairement compte de cela puisque ces sensations procèdent bien d’un processus physiologique. On pourrait ici objecter la thèse avancée par Épicure qui affirmait que « si la sensation est toujours vraie, c’est le jugement qui se trompe ». Néanmoins, en toute rigueur, on l’a vu, on ne peut pas dire que la sensation est vraie si c’est dans le jugement que la vérité se joue. La sensation n’est donc pas vraie ou fausse : la sensation est sensation. Le sens ne peuvent être trompeurs car ils ne jugent pas en propre, seule la raison juge et donc se trompe ou dit la vérité. Autrement dit, si la vérité est une adéquation de la sensation à l’idée, il n’y a pas de vérité du sensible, toutefois, le sensible n’est pas faux puisqu’il n’y a de vérité que du jugement.

Le jugement esthétique

Jugement déterminant et jugement inductif

Or, dans le jugement, il s’agit de mettre en relation, de joindre (du latin jungere) deux éléments. Une telle activité ne peut relever que d’un acte de l’esprit, autrement dit, comme le dit Kant juger c’est penser. Par ailleurs, Kant distingue ici deux types de jugements : un jugement déterminant et un jugement inductif. Dans le jugement déterminant, l’esprit détermine une représentation sensible en subsumant le particulier sous le général, c'est-à-dire en rangeant le particulier sous une idée générale. C’est donc par un acte proprement intellectuel que se forment nos idées générales à partir de l’observation de la diversité des phénomènes particuliers sensibles par le truchement du jugement, i.e. de la jonction subsumante dont il relève : il y a donc en nous une faculté d’abstraction qui nous permet de tirer la généralité du particulier (du latin ab-straere : tirer de). Au contraire dans le jugement inductif, il s’agit de partir du général pour caractériser le particulier.

L'agréable et le beau

Kant s’intéresse alors à la sensation esthétique, non pas comme l’indique l’étymologie c'est-à-dire au sens strictement sensible (du grec αισθεσίς : sensation), mais bien au sens de cela par quoi nous qualifions quelque chose de beau et non pas ce qui nous apparaît comme agréable. En effet, dans l’agréable, ce qui « plaît aux sens dans la sensation » c’est ce qui agrée à celui qui est concerné parce que c’est lui, autrement dit, cela me plaît à moi parce que c’est moi (si la période rose de Picasso me plaît c’est parce qu’elle renvoie à la petite culotte de ma première nana). Au contraire dans le beau, il y va d’une satisfaction qui n’est pas liée à la personnalité du sujet, puisque spontanément le jugement esthétique implique qu’il devrait être universellement partagé. En cela, le jugement esthétique est donc bien un jugement inductif en tant qu’il applique la forme de l’universalité à l’objet particulier. Il établit bien une relation entre faculté intellectuelle et faculté sensible : le sentiment y est élevé par le jugement à hauteur d’universalité (« mon dieu que c’est beau »). Alors même que dans le jugement déterminant, on se repose sur des concepts (le vélo est beau car il permet de me mettre en valeur), dans le jugement esthétique, le concept, qu’il soit de connaissance ou de finalité, n’est pas principe. C’est en effet là le sens de cette affirmation de Kant : « est beau ce qui plaît universellement sans concept » en tant que l’universalité y est effectivement a priori.

Un jugement libéré de tout concept

Il y a donc bien là un jugement qui relève d’une vérité différente de celle de l’adéquation à un concept, il s’agit d’un jugement libéré de tout intérêt et de tout concept. Il y va donc bien d’un plaisir pur à condition de ne pas penser la vérité comme adéquation. Autrement dit, il s’agit de laisser le phénomène apparaître dans son apparaître, de dépasser toute dimension utilitaire : c’est ce qu’on pourrait rapprocher de l’étonnement aristotélicien où il s’agit de considérer le phénomène sans chercher à l’arraisonner. S’il y a vérité du sensible, elle ne relève donc pas d’une adéquation mais bien d’un dévoilement, non pas de l’essence du phénomène, mais bien de la phénoménalité du phénomène.

Le sensible comme dévoilement

Or, penser la vérité comme dévoilement, c’est supposer qu’elle fait apparaître un contenu spirituel qui n’est pas formulé dans le discours. Reste qu’on peut prétendre à une vérité du sensible dans l’art où ni la dimension perceptive ni la transmission d’un message prédéterminé ne sont en jeu. Il s’agit donc pour nous de penser l’art comme « expression de l’esprit », pour le dire en termes hégéliens, puisqu’il y va d’une extériorisation de l’en soi qui devient pour soi : mouvement par lequel l’art donne à l’esprit l’occasion de se contempler lui-même. L’apparence est donc cela par quoi le contenu spirituel se manifeste et se révèle à l’esprit lui-même : « la vérité doit apparaître (...) toute essence, toute vérité pour ne pas rester abstraction doit apparaître » (Hegel). En tant que c’est bien dans la forme sensible que la vérité de l’esprit se dévoile, il y a donc bien une vérité du sensible où la signification ne peut effectivement se révéler que par la médiation du sensible (il y va ici de la polysémie du mot sens). Autrement dit, l’apparaître diffère de la simple apparence car il est nécessaire à la vérité pour qu’elle se dévoile elle-même et à elle-même. Dans l’art, ce qui est en jeu c’est donc l’esprit du peuple en tant que tel.

Seulement, nous ne pouvons le dire que parce que nous sommes dans la fin de l’Histoire et dans l’ère du discours : à partir du moment où l’on sait que l’art est l’expression de la spiritualité d’un peuple, il ne peut précisément plus être cette expression. D’où la formulation au passé qu’en fait Hegel : « l’art est la médiation par laquelle les peuples ont exprimé et ainsi pris conscience de leurs intérêts spirituels » signifiant par là que « l’art ne représente plus ce qu’il y a de vivant dans la vie ». Autrement dit, l’art se débat désormais avec ce verdict de la mort de l’art, il est détaché de sa dimension esthétique.

Même sans faire droit à la thèse hégélienne qui implique l’existence d’un contenu spirituel dans l’art, l’art reste l’occasion d’une expérience du sensible qui donne à voir la vérité comme phénoménalité. Il s’agit en effet de faire apparaître dans et par le tableau ce qui ne nous serait pas donné ans le dévoilement : l’art fait apparaître l’apparaître lui-même. Une telle conception de l’art comme jouant le dévoilement permet à Lacan de rendre compte de la position qu’emprunte Platon. Si ce dernier ne cesse en effet de condamner l’art (soit disant parce qu’il ne fait qu’imiter les phénomènes sensibles alors que la philosophie touche au réel et au vrai des Idées), c’est que Platon avait probablement entrevu ce qui se joue dans l’art : non pas un trompe l’œil mais bien une autre vérité concurrentielle à la vérité eidétique d’adéquation. Cette vérité c’est celle par laquelle l’artiste affirme la vérité sensible comme telle, c'est-à-dire la vérité comme dévoilement de l’apparaître même. Autrement dit, Platon ne méprise l’art comme apparence sensible que parce qu’il y voit une rivalité entre l’art et la philosophie dans la révélation de la vérité, vérité précisément différente selon qu’elle relève de l’un ou de l’autre.

Le sensible, expression de la vérité comme phénoménalité

Puisque le sensible ne saurait se corriger lui-même et qu’il s’agirait là de la condition sine qua non d’une vérité du sensible comme adéquation, il apparaît que s’il existe une vérité du sensible, celle-ci ne peut être considérée que comme dévoilement de l’apparaître dans l’apparence. On le voit donc bien, c’est dans l’art, ce lieu qui cherche la vérité derrière l'apparence, que s’exprime une certaine vérité du sensible, qu’il soit l’expression de la vérité de l’esprit ou celle de la vérité comme phénoménalité.

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