Noirceur de l’Église

Noirceur de l’Église

Grande Noirceur

L’expression « Grande noirceur » désigne, dans la conscience historique des Québécois, la période de 15 ans qui s’étend de l’Après-guerre jusqu’au décès de Maurice Duplessis (1945 à 1959). Malgré l’image d’ensemble que l’on en retient habituellement, il s'agit d'une période où le changement social frappe de plein fouet l’ensemble de la société québécoise à l’instar des autres sociétés occidentales : exode rural, émergence de la classe moyenne, urbanisation, prospérité économique, conflits ouvriers, apparition de la télévision, renaissance intellectuelle du roman et de la poésie, expansion des universités et des bureaucraties, naissance d’une nouvelle intelligentsia. En un mot, il y a eu constitution d’un nouvel espace idéologique.

Plus la société québécoise était secouée par le changement social, plus les élites traditionnelles, groupées autour des milieux cléricaux et de la figure de Duplessis, durcissaient leur réflexe conservateur. À mesure que le mécontentement progressait à l’intérieur de la société québécoise, plus ces élites traditionnelles ont maintenu un « couvercle vissé de force sur notre société convertie en marmite de Papin »[1]. C’est cette tension, entre les forces du changement – de la recherche de l'accomplissement personnel et de la singularité subjective – et celles de la tradition, qui a été à l’origine du qualificatif de « Grande noirceur » pour caractériser cette période au moment où, la nouvelle intelligentsia, issue des universités et des mouvements sociaux, a réussi à s’imposer à la tête de la société québécoise avec la Révolution tranquille. Les conflits entre les « Anciens » et les « Modernes », malgré l'importance qu'on leur a donnée, représentent le signe mais non l'explication de la représentation de la Grande noirceur qui domine dans la conscience historique des Québécois. Il y a ici, au sens fort du terme, un «marqueur[2]» entre un avant et un après.

Sommaire

Évolution de la société québécoise 1930-1960

Évolution économique 1930-1960

De 1929 à 1939, le Québec a fait l'expérience, à l'exemple des autres pays du monde, de la pire crise économique des temps modernes. Ce n'est qu'avec le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale que l'économie québécoise retrouve la prospérité et atteint même le plein emploi. De 1940 à 1956, le Québec va faire l'expérience d'une croissance économique comme il n'en avait jamais connue. Par son ampleur et sa longévité, cette ère de prospérité soudaine contraste avec les années difficiles de la crise économique, contraste qui constitue la toile de fond de cette période. Ainsi, par exemple, de 1939 à 1956, la valeur de la production manufacturière a augmenté de 168 % en dollars constants tandis que le produit national brut du Québec a connu une hausse de 45 % entre 1946 et 1956[3]. Par la suite, l’économie oscillera au rythme habituel de quatre ans.

A compter des années soixante, le phénomène le plus marquant a trait à l'implication directe du gouvernement du Québec au niveau de l'activité économique de la province. On peut interpréter cette implication, d’une part, comme l'aboutissement de tendances plus générales qui, depuis la crise économique, les conceptions keynésiennes et la valorisation du rôle de l'expert, ont amené l'État, dans la plupart des pays du monde occidental, à intervenir de plus en plus au plan économique. D'autre part, on peut aussi y voir la volonté de mettre fin aux retards que la société québécoise a accumulés par rapport à ses voisins d'Amérique du Nord ainsi que le désir de s’ajuster aux gestes posés par le gouvernement fédéral.

Évolution du contexte politique

Trois phénomènes caractérisent l'évolution du contexte politique entre 1940 et 1960: le long règne de Duplessis; les luttes autonomistes qu'a livrées le gouvernement du Québec pour s'opposer au mouvement de centralisation des pouvoirs par le fédéral qui accompagne la formation et la consolidation de l'État canadien; l'émergence de l'État du Québec.

De 1939 à 1944, le gouvernement d'Adélard Godbout va se distinguer de ses prédécesseurs en mettant de l'avant certaines politiques d'avant-garde. En 1940, il accorde le droit de vote aux femmes; en 1942, il rend l'instruction obligatoire et modifie le régime des pensions; en 1943, il institue une commission dans le but de préparer un plan universel d'assurance-maladie et, enfin, en 1944, il crée Hydro-Québec en procédant à l'étatisation de la Montreal Light Heat and Power Co.. Le mécontentement lié à la crise de la conscription – qui apparaît comme une véritable volte-face de la part des libéraux à la loi des mesures de guerre – ainsi qu'une carte électorale désuète ramèneront Maurice Duplessis au pouvoir en 1944.

De 1944 à 1959, Duplessis va diriger la province comme s'il s'agissait d'une affaire personnelle. Cette longévité s’explique surtout par le caractère désuet de la carte électorale, qui accorde aux campagnes une part disproportionnée de la représentation en regard de leur population. Or, ces comtés ruraux que reposait la base électorale de Duplessis[4]. Il faut aussi insister sur le patronage qui, dans un contexte où la prospérité économique ne rejoint pas les campagnes, aurait joué un rôle déterminant, sorte de ministère de l'expansion économique régionale avant la lettre pour les comtés qui votaient du « bon bord ». À ce propos, Jean-Charles Falardeau parle de «l'ère du député-entrepreneur-homme d'affaires-commanditaire-distributeur de largesses: l'État-Providence à l'heure des anciens clochers québécois[5].» Malgré tout ce que l'on a pu lui reprocher à ce sujet, il semble que Duplessis n'ait fait que reprendre une tradition qui existait bien avant lui. De même, sa politique économique, qui consistait avant tout à concéder de grands avantages aux compagnies étrangères pour les inciter à venir s'implanter au Québec, était conforme à celle que pratiquait Louis-Alexandre Taschereau[6].

Par contre, à l'heure où le fédéral ouvrait à ses universitaires la porte de sa fonction publique, leur donnant ainsi accès à plus de pouvoir politique et à un rôle de premier plan, Duplessis a toujours refusé d'emboîter le pas. Cette attitude anachronique n'a pas manqué de nourrir les passions et d'attiser les fureurs de la nouvelle intelligentsia québécoise contre Duplessis.

Il est d’ailleurs significatif de constater que la lutte que Duplessis a menée contre les visées centralisatrices du gouvernement fédéral ait été présentée par cette intelligentsia des années cinquante comme étant essentiellement de l'opportunisme politique. Il est vrai que la manière dont Duplessis concevait la politique a fait en sorte que tout ce qu'il entreprenait, même si cela rejoignait en lui des croyances profondes, devait lui rapporter en termes de pouvoir ou de prestige personnel[7]. Que ce soit dans l'épisode de l'adoption du drapeau de la province ou de celui de la création d'un impôt provincial sur le revenu, Duplessis a fait preuve avant tout d'un flair politique qui reposait sur l'opportunisme le plus calculé[8]. Mais cette représentation des choses, ramené à la dimension d’un seul homme, laisse dans l'ombre la dynamique politique générale de cette époque.

Il faut voir que la crise économique, le New Deal américain et les théories de Keynes avaient mis en évidence la nécessité d'une intervention accrue de l'État au niveau de l'économie. Dès 1935, le premier ministre du Canada, Richard Bedford Bennett avait fait voter une série de lois qui visaient à redresser l'économie en rationalisant les interventions de l'État fédéral. Toutefois, celles-ci furent jugées inconstitutionnelles par le Conseil privé. Pour remédier à cette impasse, le gouvernement fédéral a formé, en 1937, une Commission royale d'enquête sur les relations entre le Dominion et les provinces (Commission Rowell-Sirois). Dans le même temps, on assiste, au cours des années trente, à la formation d'un sentiment nationaliste canadien-anglais qui délaisse de plus en plus l'ancien provincialisme au profit de l'État fédéral devenu État national. Avant que la Commission Rowell-Sirois ne dépose son rapport en 1940, le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale est venu fournir à l'État fédéral, sous le couvert de la loi des mesures de guerre, l'occasion de concentrer en ses mains l'essentiel des pouvoirs économiques et juridiques qu'il partageait auparavant avec les provinces. En 1940, la Commission Rowell-Sirois dépose son rapport et propose une politique de centralisation fédérale qui, selon les commissaires, tout en étant plus conforme à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, serait plus apte à répondre aux besoins de la population du Canada contemporain. Appuyée dans ses démarches par ses intellectuels, par le développement du nationalisme canadien-anglais et par les provinces les plus pauvres qui y voient de grands avantages, «l'expérience de la guerre et sa conversion au keynésianisme convainquent le gouvernement fédéral qu'il doit faire en sorte de garder le contrôle des grands impôts directs et de la législation sociale après la fin du conflit[9].» Au-delà de ses visées personnelles, c’est dans ce contexte qu’il faut interpréter l’opposition que Duplessis manifeste aux projets de centralisation des pouvoirs et des impôts du fédéral.

Par ailleurs, dans la foulée de la crise de la conscription et de la censure de guerre, le mouvement de centralisation fédérale va provoquer une levée de bouclier dans les milieux nationalistes canadiens-français qui y voient une rupture du «Pacte» que les deux races ont conclu lors de la Confédération ainsi qu'une grave atteinte au caractère distinctif des institutions de la province de Québec. De plus, les législations du gouvernement fédéral ont un caractère avant-gardiste et font miroiter bien des avantages : pensions de vieillesse, assurance-chômage, allocations familiales, aide à l'enseignement secondaire et supérieur, assurance-santé, code national du travail, etc[10]. C’est pourquoi la lutte que mène Duplessis contre les tentatives de centralisation fédérale et le conservatisme de ses politiques vont avoir pour effet de faire de plus en plus apparaître comme rétrogrades les institutions du gouvernement du Québec en comparaison du dynamisme qui anime celles du fédéral. Devant l'indigence et le sous-développement des universités québécoises, plusieurs universitaires tendent la main aux centralisateurs fédéraux, donnant ainsi lieu à un important chassé-croisé idéologique où Duplessis et le clergé apparaîtront, de manière quasi-unanime au sein de cette nouvelle intelligentsia, comme les principaux obstacles à l'édification d'une société moderne.

Avec le slogan Il est temps que cela change, les libéraux de Jean Lesage prennent le pouvoir en 1960. L'État s'associe à ses universitaires, se modernise et intervient à son tour de manière intensive dans le domaine social et économique. Mais, au niveau des rapports entre le fédéral et le provincial, les problèmes demeurent, même si le contexte plus général a évolué.

Transformation de la structure sociale

Conflits ouvriers

Au cours des années quarante et cinquante, la classe ouvrière est propulsée à l'avant-scène non seulement parce que ses effectifs ont augmenté de façon considérable, mais parce que c'est à l'intérieur des syndicats ouvriers que se cristallisera la principale force d'opposition au régime de Maurice Duplessis qui, par diverses législations anti-ouvrières, accordait un soutien indéfectible aux grandes compagnies dans la lutte qu'elles menaient contre les syndicats. Mis à part Robert Rumilly, qui affirme que le régime Duplessis a donné lieu à une « collaboration patronale, ouvrière et gouvernementale [qui] (...) défie les menées subversives[11] » ou Conrad Black pour qui «Duplessis fut directement et sciemment responsable du progrès accompli par les associations ouvrières, progrès le plus remarquable de l'histoire du Québec»[12], on s'accorde généralement pour voir en cette période le moment où un «régime maintiendra de façon plus ostensible que jamais l'alliance avec la finance américaine et québécoise, avec les formes les plus abusives du patronat américain et québécois[5]

L'opposition au régime de Duplessis se manifestera à travers une série de grèves importantes (Asbestos en 1949; Louiseville en 1952; Arvida et Murdochville en 1957) qui, chacune à leur manière révéleront à la population à la fois les conditions de travail de la classe ouvrière[13] et les concessions importantes dont jouissent les compagnies étrangères dans leur province. Surtout que Duplessis use de lois, telle la loi du cadenas, et, à quelques reprises, de la police provinciale pour mater les grévistes

Exode rural et expansion des classes moyennes

Quant aux agriculteurs, la crise économique des années trente avait d'abord contribué à faire gonfler leurs effectifs, puisque la production domestique et l'entraide familiale constituaient, pour les sans-emplois, le seul rempart contre l'indigence complète. Avec le rétablissement de l'économie, les milieux ruraux perdent une partie de leurs effectifs au profit de l'industrie tandis que les années de la guerre seront les seules où l'agriculture québécoise connaîtra une prospérité réelle. Dès la fin des hostilités, les ruraux commencent à affluer de plus en plus vers les villes.

Pris dans le ciseau des prix qui fait que les coûts de production augmentent plus rapidement que celui des produits de la ferme; confrontés à la professionnalisation croissante du travail en forêt, qui leur enlève leur revenu traditionnel d'appoint, les agriculteurs n'ont d'autres choix que de prendre le risque de s'endetter davantage ou de s'exiler vers les villes, dernier choix que va faire la majorité d'entre-eux. De plus, le développement des communications de masse a aussi joué un rôle d'importance dans ce choix, en mettant en évidence la prospérité relative des villes et, par là, les disparités importantes entre les deux milieux. Aussi les années 1946-1970 représentent le moment où l'exode rural prendra la figure d'un mouvement continu.

Parallèlement à cet exode rural massif, on assiste au cours des années cinquante et soixante à l'apparition et à l'expansion considérable de ce que l'on a appelé les nouvelles classes moyennes, classes dont les effectifs et la diversité des canaux de promotion sociale se sont accrus de manière importante dans le sillage de la croissance des bureaucraties privées et publiques et du développement de la demande en service qu'entraîne l'urbanisation.

Émergence d’une nouvelle intelligentsia

Au tournant des années 1950, deux principaux groupes se partagent le pouvoir et les occasions de prestige à l'intérieur de la société québécoise: le groupe des professions traditionnelles (médecin, dentiste, avocat, notaire) et le clergé. Ces élites, que l'on peut qualifier d'élites traditionnelles, se caractérisent par une grande cohésion sociale et idéologique. En un mot, elles offrent un profil très homogène. En effet, le collège classique constitue leur principal canal de promotion sociale. Clergé et membres des professions traditionnelles ont ainsi reçu une formation commune et générale, celle de «l'Honnête homme», où la philosophie et la religion occupent la place centrale, au détriment de connaissances plus spécialisées.

Au tournant des années cinquante, la cohésion de ces anciennes élites traditionnelles est menacée par l'émergence de savoirs plus spécialisés qui provoquent la diversification des cheminements professionnels. L'expansion des universités et des bureaucraties, le développement de l'urbanisation, de l'action syndicale et l'apparition de la télévision concourent à l'éclatement des occasions de pouvoir et de prestige et ouvrent par la même occasion la porte à la contestation[14].

C'est pourquoi, cette intelligentsia a dû disputer sa place au soleil. En effet, toute autorité venant de Dieu, il fallait obéir, rappelle l'écrivain Philippe Panneton, dit Ringuet, dans ses mémoires, «tout comme si la Sagesse eut promis l'avenir non aux énergiques mais aux obéissants[15].» Toute critique de l'autorité ne pouvait venir que des «mauvaises têtes»[16]. Il était, d'une certaine manière, naturel que cette nouvelle intelligentsia s'oppose aux élites traditionnelles qui leur bloquaient les principaux canaux de promotion sociale. Mais, surtout, ces élites s'opposent entre elles en termes de vision du monde : alors que la nouvelle intelligentsia cherche à favoriser l'émergence d'une société urbaine, sécularisée, démocratique, plus rationnelle et plus adaptée aux réalités du monde moderne, les anciennes élites, qui détiennent toujours le pouvoir, cherchent avant tout à protéger le statu quo.

L'influence du clergé en matière d'éducation s'exerce aussi au niveau de la diffusion du savoir. C'est lui qui édite la plupart des revues savantes. Surtout, grâce à l'Index, le clergé peut limiter l'accès aux revues et aux livres. Ce contrôle pouvait se manifester de manière très directe et concrète comme l'illustrent les exemples célèbres du roman Les demi-civilisés de Jean-Charles Harvey, du journal l'Ordre, d'Olivar Asselin ou du Refus global de Paul-Émile Borduas.

Les années quarante et cinquante constituent le moment où toute une génération va commencer à rompre avec l'ancienne évaluation morale du monde pour tenter de jeter un regard plus objectif sur le milieu ambiant. C'est là un mouvement d'ensemble et un trait d'époque qui se manifestent tout aussi bien à l'université que dans les milieux syndicaux ou dans la littérature.

D'une part, il y a les milieux syndicaux, surtout la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, devenue depuis la CSN), qui vont de plus en plus prendre distance vis-à-vis de la doctrine sociale de l'Église et des instances cléricales. D'autre part, des anciens de la Jeunesse étudiante Catholique (J.E.C.) vont fonder une revue, au nom évocateur de Cité libre, de tendance nettement libérale qui s'attaquera de manière prioritaire au cléricalisme et au nationalisme. Enfin, influence non-négligeable, l'apparition de la télévision allait soudainement donner la chance à des créateurs de bénéficier d'un nouveau type d'appui institutionnel qui, de surcroît, permettait de porter leurs messages à une échelle inconnue jusqu'alors. Comme le souligne Gérard Pelletier dans ses mémoires, «pour la première fois dans notre histoire, un mécène de grande taille s'adressait à tous ceux qui savaient écrire ou parler» alors que l'idéologie dominante avait toujours eu «tendance (...) à contraindre et à réprimer l'expression écrite ou parlée plutôt qu'à l'épanouir[17]

Souvent coincée entre le trône et l'autel, la nouvelle intelligentsia qui émerge au cours de l'après-guerre s'est d'abord efforcée de faire la critique de l'idéologie et des institutions traditionnelles. Rapidement, avec la progression des préoccupations sociales, ces «intel-lectuels de la modernité», au nom de la démocratie, du progrès et de la rationalité, vont se transformer en «spécialistes de la modernisation»[18].

Renaissance intellectuelle

Les années de la crise économique constituent aussi le moment d'une renaissance intellectuelle. La crise de l'économie provoqua celle de la pensée traditionnelle. Revues et journaux surgissent et disparaissent à un rythme accéléré. Rédigées souvent par des jeunes que la crise exaspère, chacune de ces publications lance ses anathèmes et cherche des solutions. La revue Vivre, par exemple, s'attaquera à l'orthodoxie de la pensée traditionnelle. On ne veut plus seulement survivre mais vivre: «le pays de Québec sent que le temps est venu de mettre un point final à cette idiotie qui dure depuis trois siècles: exister[19].» D'extérieure, l'identité devient une réalité intérieure à conquérir.

Au cours des années trente, cette recherche est implicite et relève d'une inquiétude globale que la crise économique a exacerbée. Certaines voix isolées – comme celle de Jean-Charles Harvey qui, par contre, appartient à une autre génération – commencent même, dès le début des années quarante, à revendiquer plus de liberté individuelle en présentant le nationalisme et le cléricalisme comme étant les principaux obstacles à ce désir d'épanouissement. Bientôt, le mot «épanouissement», comme le rapporte Gabrielle Roy dans son autobiographie, sera sur «toutes les bouches»[20]. À partir de la fin des années quarante et surtout au cours des années cinquante, cette recherche va prendre des contours plus explicite et devenir une constante qui va resurgir, dans certains romans ou articles contestataires, à travers le constat que l'idéologie de la survivance ne nous permet pas de vivre vraiment. En un mot: «la survivance combat la vie»[21].

La poésie

En poésie[22], cette entreprise de rénovation au cours des années trente est surtout attachée à l'œuvre d'Hector de Saint-Denys Garneau qui explorera la réalité intérieure. Les principaux poètes qui lui succéderont au cours des années quarante oscilleront entre l’expérience de la solitude et de la révolte individuelle impulsive. Chez Borduas, cet appel à la vie aboutira à un «Refus global». Il écrira: «Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes»; «Fini l'assassinat massif du présent et du futur à coups redoublés du passé[23]

Pour sa part, la poésie des années cinquante et soixante va s'ouvrir à la réalité collective en cherchant à redéfinir, sous un mode intime, ce qu'est la patrie. Pour ce faire, elle va chercher à reconstituer une nouvelle origine. En fait, ce qui marque l'ensemble de ce courant de la poésie québécoise au cours de cette décennie, c'est que les actes et les mouvements que pose le tissu d'images sont situés au temps d'origine «in illo tempore». Actes et mouvements fondateurs; naître, commencer, conquérir; nommer pour la première fois; s'approprier le territoire et l'habiter; vivre l'expérience initiatique nécessaire à toute fondation.

Le roman

Par un autre cheminement que celui de la poésie, l'évolution du roman entre 1940 et 1965 «traduit la prise de conscience progressive d'une aliénation séculaire[24].» Trois phases principales jalonnent le parcours de cette prise de conscience: celle de l'observation, celle de l'introspection psychologique et, enfin, celle de la contestation.

De la fin des années trente jusqu'au début des années cinquante, le milieu rural puis, surtout, le milieu urbain seront tour à tour soumis à un effort d'objectivation. C'est pourquoi on attache à la production romanesque de cette période les qualificatifs de roman d'observation, sociologique ou de mœurs urbaines. Le réalisme des situations et des personnages, que cette nouvelle littérature romanesque met en jeu, apparaît tellement à contre-courant de ce qui se faisait jusqu'alors que, pour plusieurs, ces romans constituent une véritable injure au Canada français[25]. En effet, ces romanciers ne se contentent pas de dénoncer la domination économique qu'exercent les anglophones sur les Canadiens français, ils condamnent aussi les élites traditionnelles du Canada français, principalement le clergé, pour avoir travaillé à notre aliénation collective en propageant l'idéologie de la survivance nationale. On pointe surtout du doigt les divisions que créent les villes, les différences économiques qui se manifestent selon l'ethnie et aussi, sinon surtout, le pouvoir du prêtre.

Dans le roman psychologique, qui domine le paysage romanesque à partir des années cinquante, la prise de conscience d'être aliéné s'effectue, au contraire, chez les protagonistes de l'action. Cette fois-ci, les drames se noueront surtout à partir de la confrontation entre deux univers antithétiques. En effet, l'émergence de la société urbaine et industrielle n'a pas seulement bouleversé les cadres de la vie sociale et les habitudes de vie, elle est venue mettre en question l'ordre des valeurs. Ces transformations, les personnages du roman psychologiques les vivront sous la forme d'un drame personnel. Et c'est justement parce que les valeurs de la chrétienté sont maintenant ressenties comme des contraintes que tous ces drames personnels vont trouver leur origine commune dans la «domination exercée par l'idéologie traditionnelle sur les personnages»[26]. Ce n'est pas la religion en tant que telle qui est dénoncée mais son dogmatisme et ses conformismes qui laissent peu de place à la conscience individuelle[27]. C'est ainsi que l'idéologie de la survivance, les valeurs et les institutions traditionnelles (le passé, la famille, la religion et la paroisse), de cadres protecteurs qu'ils étaient dans la littérature romanesque d'avant 1940, deviennent, dans celle des années cinquante, autant d'instruments d'oppression. En somme, le roman psychologique cherche à identifier et à mettre fin aux divers «empêchements à vivre» qu'avait mis en place la «société-paroisse» en annexant tout le domaine social et culturel au religieux[28].

Le roman de contestation qui s'affirme à partir des années soixante, traduit pour sa part la fin de cette annexion en participant au vaste mouvement de sécularisation et de liquidation du passé qui s'amorce avec la Révolution tranquille. L'aliénation n'est plus un phénomène individuel mais devient collectif. C'est pourquoi le thème du colonialisme vient remplacer celui du cléricalisme comme cible privilégiée.

Un nouvel espace idéologique

Les diverses étapes qu'ont connues notre poésie et notre roman traduisent bien le climat de contradictions et d'interrogations qu'ont provoqués les impacts conjugués de la crise économique, de la guerre, de l'industrialisation et de l'urbanisation au sein de la société canadienne-française entre 1940 et 1960. En effet, malgré l'immobilité apparente de surface que l'on observe dans les deux décennies qui ont précédé la Révolution tranquille, ces années se caractérisent de manière globale par la mise en place d'un «nouvel espace idéologique»[29] qui, graduellement, est venu mettre en question les référentiels qui assuraient, depuis longtemps déjà, l'essentiel de l'identité nationale et l'unité de la culture.

Avec la Révolution tranquille, ces repères habituels, sur lesquels notre société avait coutume de fonder sa capacité d'entretenir ce que Georges Balandier appelle «l'illusion sociale essentielle»[30] d'un ordre établi et durable, seront frappés de discrédit et, par là, pourront servir de «caution négative[31]», aux élites issues de la nouvelle intelligentsia qui occupera désormais le devant de la scène sociale. Le mythe de la «Grande noirceur» était né.

Articles connexes

Notes

  1. Jean-Charles Falardeau, « Des élites traditionnelles aux élites nouvelles », dans Recherches sociographiques, vol. 7, no 1-2, janvier-août 1966, p. p. 140 
  2. Voir: Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Éd. Gallimard, Coll. Folio, (1977), 1988, p. 31-33.
  3. Voir à ce propos: Marcel Daneau, «Évolution économique du Québec, 1950-1965, L'Actualité économique, 41, 4 (janvier-mars 1966) ; Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy, «La mutation de la société québécoise, 1939-1976 - Temps, ruptures, continuités», F. Dumont, J. Hamelin, J.-P. Montminy, dir., Idéologies au Canada français 1940-1976, Vol I: La Presse - La Littérature, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1981.
  4. Voir à ce sujet : Paul Cliche, «Les élections provinciales dans le Québec de 1927 à 1956», Recherches sociographiques, 2, 3-4, (juillet-décembre 1961), p. 343-365.
  5. a  et b Jean-Charles Falardeau, «Des élites traditionnelles aux élites nouvelles, Recherches sociographiques, 7, 1-2, (janvier-août 1966), p. 138.
  6. Voir à ce propos: Jean et Marcel Hamelin, Les moeurs électorales dans le Québec de 1794 à nos jours, Montréal, Éditions du Jour, 1962, 125 p.
  7. Voir à ce propos l'étonnante anecdote que nous livre Alfred Charpentier dans Cinquante ans d'action ouvrières - Les mémoires d'Alfred Charpentier, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1971, p. 220-222; voir aussi à ce propos: René Chalout, Mémoires politiques, Éd. du Jour, 1969, 295 p. 21; 36.
  8. Voir à ce propos: Lionel Groulx, Mes mémoires, Vol. III, Montréal, Fides, 1972, p. 322-324; René Durocher et Michèle Jean, «Duplessis et la Commission Royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels, 1953-1956», Revue d'histoire de l'Amérique française, 25, 3 (décembre 1971), p. 337-363.
  9. Voir : Paul-André Linteau et al, op. cit, p. 149.
  10. Voir : Michel Brunet, «Le Rapport Massey: réflexions et observations», L'Action universitaire, 18, 2 (janv. 52), p. 46-47.
  11. Robert Rumilly, Quinze années de réalisations - Les faits parlent, Montréal, Éd. par l'auteur, 1956, p. 72.
  12. Conrad Black, Duplessis - Vol. II - Le pouvoir, Montréal, Éd. de l'homme, 1977, p. 495.
  13. Ainsi, les révélations de Burton Ledoux (Relations, mars 1948; Le Devoir, 12 janvier 1949) à propos de la silicose remueront l'opinion publique lors de la grève d'Asbestos qui, par la suite, deviendra le symbole de la lutte ouvrière au cours des années cinquante.
  14. Voir : Jean Hamelin, Histoire du catholicisme québécois - Le XXe siècle -Vol. II - De 1940 à nos jours, Montréal, Ed. du Boréal Express, 1984, p. 135.
  15. Ringuet, (pseud. de Philippe Panneton), Confidences, Montréal et Paris, Fides, 1965, p. 40.
  16. Voir à ce propos: Marcel Trudel, Mémoires d'un autre siècle, Montréal, Éd. du Boréal Express, 1987, p. 33.
  17. Gérard Pelletier, Les années d'impatience - 1950-1960, Stanké, 1983, p. 227.
  18. Marcel Fournier, L'entrée dans la modernité - Science, culture et société au Québec, Montréal, Éd. Saint-Martin, 1986, p. 9.
  19. Cité par Georges Vincenthier, «L'histoire des idées au Québec - De Lionel Groulx à Paul-Émile Borduas», Voix et images - Études québécoises, 2, 1 (1976), p. 32.
  20. Gabrielle Roy, La détresse et l'enchantement, Montréal, Boréal Express, 1984, p. 83.
  21. Pierre Baillargeon, La neige et le feu, (1948) cité par Claude Racine, L'anticléricalisme dans le roman québécois (1940-1965), Montréal, Hurtubise, HMH, 1972, 143. Voir aussi à ce propos: p. 13.
  22. Voir : Gilles Marcotte, Le temps des poètes - Description critique de la poésie actuelle au Canada français, Montréal, HMH, 1969.
  23. Paul-Émile Borduas, «Refus global», Refus global et projections libérantes, Montréal, Parti pris, 1977, p. 29; 36.
  24. Maurice Arguin, «Aliénation et conscience dans le roman québécois (1944-1965)», F. Dumont, J. Hamelin, J.-P. Montminy, dir., Idéologies au Canada français 1940-1976, Vol I: La Presse - La Littérature, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1981, p. 73.
  25. Voir à ce propos: Gilles Marcotte, Une littérature qui se fait - Essais critiques sur la littérature canadienne-française, Montréal, HMH, 1968, p. 34.
  26. Maurice Arguin, op. cit., p. 88.
  27. Voir à ce propos : Claude Racine, L'anticléricalisme dans le roman québécois (1940-1965), Montréal, Hurtubise, HMH, 1972, p. 84; 129; 200; 203.
  28. Voir à ce propos: Ibid, p. 81; 149.
  29. Voir à ce propos: Fernand Dumont, «Une révolution culturelle?», F. Dumont, J. Hamelin, J.-P. Montminy, dir., Idéologies au Canada français 1940-1976, Vol I: La Presse - La Littérature, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1981, p. 5-31.
  30. Georges Balandier, «Tradition, conformité, historicité», (En coll.), L'autre et l'ailleurs, Berger-Levrault, 1976, p. 32.
  31. Voir à ce propos: Fernand Dumont, «Les années 30 - La première Révolution tranquille», (En coll.), Idéologies au Canada français 1930-1939, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1978, p. 7.
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