Jean-François Laé

Jean-François Laé

Jean-François Laé, né en 1952, est un sociologue français, professeur à l'Université de Paris VIII. Ses recherches portent sur les notions médico-juridiques, la déviance, la pénalité, le punitif, et les effets sur le récit de soi, autobiographie, journal intime.

Bibliographie

  • L'argent des pauvres, Seuil, 1985 (avec Numa Murard).
  • Travailler au noir, Métaillé, 1989.
  • Les Récits du malheur, Descartes et Cie, 1995 (avec Numa Murard).
  • L'insistance de la plainte : une histoire politique et juridique de la souffrance, Descartes et Cie, 1996.
  • Fracture sociale, Desclée de Brouwer, 2000 (avec Arlette Farge).
  • L'ogre du jugement. Les mots de la jurisprudence, Stock, 2001.
  • Lettres perdues. Écriture, amour et solitude. XIXe et XXe siècles, Hachette, 2003 (avec Philippe Artières).
  • Sans visages. L'impossible regard sur le pauvre, Bayard, 2004 (avec Arlette Farge, Patrick Cingolani et Franck Magloire).
" Archives personnelles. Colin, 2011, avec philippe Artières.

" Deux générations dans la débine", Bayard, 2012 avec Numa Murard.

Parcours et problèmes de recherche

Entré à l'Université Paris 8 Saint-Denis en 1984, Jean-François Laé publie avec Numa Murard, L'Argent des pauvres (Seuil, 1984), une narration sur une cité de transit construite en 1975, l'argent social et à l'économie de survie, les échanges qui s'y développent et les modes d'adaptation : ruses, harcèlements des services, jeux cruels du langage jusqu'à l'autopunition. Ce sont les modes de débrouillardises qui sont l’objet du livre, leurs conséquences sur l’occupation de l’espace du logement, des immeubles, les rapports concrets aux guichets sociaux. Les auteurs cherchent à rendre compte « de ce que les gens font de ce qu’on fait d’eux » : les rythmes de vie, le rapport à la santé et à l’hôpital, les façons de vivre au féminin et au masculin, de remplir le congélateur – l'arme principale contre la pénurie -, les surveillances réciproques. On y voit tout un écosystème qui prend place de chacun était à établir, sous le régime de la réciprocité et de l'interchangeabilité des ressources de toute nature. Ces matériaux sont repris sous forme de nouvelles dans Les récits du malheur (avec Numa Murard, Descartes et Cie, 1995). Comme des récits intuitifs de l'enquête sociologique en milieu populaire, lorsqu’on a affaire à des sentiments, des drames collectifs ou intimes. En choisissant le mode d'exposition de la nouvelle, on est introduit autrement dans le monde privé et domestique des ouvriers pauvres, ce lieu privilégié de la peine privée et de la vulnérabilité sociale.

Entre ces deux dates, 1985-1995, l'auteur mène une seconde enquête sur les travailleurs qualifiés, hors entreprise, qui tournent autour du petit artisanat traditionnel, et dont les résultats sont publiés dans Travailler au noir (Paris, Métailié, 1989). Y est interrogée la nature du travail au noir sous trois aspects: une production de biens et de services, une activité à la frontière de la légalité/illégalité, un temps d'activité dépendant de la biographie des sujets. En imprimant sa rationalité dans l'ensemble de cette économie souterraine, l'État social est discrètement présent dans les manières même de contourner les lois et les règlements. Derrière l'image du travail au noir, et malgré ses petites inventions et sa temporalité distincte, se tient l'État enregistreur à la recherche des pratiques qui lui échappent, à la marge de la rentabilité. Ces pratiques au noir participent fortement à la retransmission des savoir-faire des métiers, maintiennent les compétences à niveau et parviennent régulièrement à se transposer sur le marché du travail officiel.

En 1990, Jean-François Laé se dirige vers des corpus de texte de jurisprudence, une autre façon de faire l'histoire du malheur et de son expression, à travers quatre études : la place de la faim et du vol en milieu populaire, les accidents du travail qui marchent dès 1835 avec l’industrialisation naissante, l'alcool dans les cabarets puis au volant des premières automobiles, enfin le thème de l'affection brisée qui servir de levier pour indemniser les déchirements entre proches. L’auteur montre qu’avant la loi, il y a la jurisprudence, et avant cette dernière, il y a des « agencements de récits qui forcent » les jugements. La part belle est donnée aux récits publics qui infléchissent les concepts juridiques. Cette mise en historicité sera publiée dans L'instance de la plainte. Une histoire politique et juridique de la souffrance (Paris, Descartes et Cie, 1996). La jurisprudence étudiée au XIXe siècle permet de formuler les problèmes d’une société, les mots et les notions utilisés pour agencer les événements, les circonstances, les degrés de causalité, les chaînes de dépendances. Ainsi voit-on se distribuer une multitude d'attitudes et de minuscules événements, des nouvelles façons de penser l’action de l’homme, ses risques et ses responsabilités qui s’insèrent dans des disciplines industrielles, des politiques sociales qui font le sens d'une société. Cette mise en récit de la jurisprudence, une extraordinaire collection de récits de heurts et de malheurs, est à nouveau déployée dans L'ogre du jugement. Les mots de la jurisprudence (Stock, 2001). Mais c’est aussi une histoire du droit à l’œuvre que l’on y voit, cherchant ses mots, polissant ses concepts, en inventant de nouveaux concepts, à travers une longue série d’affaires judiciaires. Ainsi voit-on la notion d’injure migrer du code pénal au code civil pour qualifier l’inconduite d’un époux, l’adultère criminel céder le pas au divorce par consentement mutuel, le préjudice moral se préciser, les responsabilités comme les nuisances se détailler et se codifier. Où est la faute, l’offense, l’inconduite ? Ces questions, sans cesse, sont reprises et remises sur l’établi du droit. Ce regard ethnographique sur le droit lie le sens commun et les catégories juridiques, et cet empirisme nous fait voir autrement la fabrication des concepts juridiques.

A partir de 2000, l’auteur prend la voie d’une sociologie des écritures ordinaires, à travers des journaux personnels, afin d'interroger autrement des contextes que l'auteur connaît bien: la sortie du salariat, la maladie ou le soin de soi, l'énoncé de nouvelles souffrances, mais aussi la folie, la prison, la sexualité. Sont interrogés ces lieux de l’écriture, les usages qui en sont fait, la "culture de soi" ou le pouvoir sur autrui qu’ils manifestent, afin d’expliciter les notions de subjectivité, d’intimité et de secret, de vie privée et vie publique, d’engagement de soi et de norme de production de soi. Ainsi le journal d'un homme à la rue est analysé avec Arlette Farge dans Fracture sociale, (Desclée de Brouwer, 2000).

Puis avec Philippe Artières, il prend des lettres échangées entre une mère et son fils, en 1946, alors que, le second est incarcéré préventivement à la prison de la Santé, pour analyse le régime des émotions, le jeu des mots et des silences qui s’y déroulent. D’autres archives sont étudiées, une lettre d’un illettré en 1970, des biftons de femme en prison, et ces documents seront publiés dans Lettres perdues. Ecriture, amour et solitude. XIXe et XXe siècles (Hachette vie quotidienne, 2003). Dans ces deux ouvrages, l’ethnographie et l’histoire se marient avec bonheur, en interrogeant de très près des mots, leurs sens, les émotions qui les traversent et le pouvoir qu’ils exercent.

Retour sur les récits en 2006, par six études sur des écrits professionnels nommés des « mains coutantes ». Cette fois nous naviguons d’une cité HLM à un service de cure d’alcoolémie, un lieu de vie pour handicapés et centre d’hébergement pour hommes à la rue, un service de milieu ouvert et une maternité. Malgré les éléments éparpillés et les fragments d’écriture, entre extraits de rapports et pièces de dossiers, s’éclairent les manières dont les pactes se formes entre les professionnels. De l’autre côté du miroir, on touche du doigt les mille petits désordres, les points de résistance, les échappées, les refus, ce qui se passe en sommes au plus près du quotidien des personnes pris en charge. Ces écrits «  en main courante » affichent aussi une langue opératoire, spécifique d’un métier, d’un service, d’une époque. C’est surtout cette dimension qui intéresse J.-F. Laé qui pose d’entrée de jeu une simple et forte question : « Comment lire une main courante ? ». On peut ainsi considérer que l’ouvrage propose une méthode de lecture qui est solidaire d’un point de vue théorique sur ces textes issus de la pratique. L’importance accordée au « comment lire ? » invite en effet à tourner les pages des mains courantes, à scruter les mots, à travailler sur une constante contextualisation des discours qui sont tenus. L’auteur ne s’attarde pas sur la description matérielle des objets écrits mais plutôt à une « lecture dense », experte, quasiment érudite, de textes sans qualités sur lesquels on ne projette jamais cette finesse d’interprétation, nourrie ici d’une longue fréquentation des métiers de l’aide. L’impression est saisissante, d’autant que l’auteur évite l’apologie désormais convenue de la trivialité. Ce travail est publié dans Les nuits de la main courante. Ecriture au travail (Stock, 2008).

Les projets qui se succèdent visent à interroger les écrits qui participent de l'entreprise que se sont fixées les sciences humaines, c'est-à-dire d'une restitution intelligible du monde social, à partir, non de l'absence d'archives mais des quelques traces laissées par un individu ou une institution, ce que l’auteur nomme le degré zéro de l'archive personnelle. Une analyse du "très quotidien", de cette masse d'écritures souvent passagères, de ce qu'éprouve chacun des scripteurs au jour le jour, de la manière dont il se représente et dont il se rêve, une manière qui change suivant l'endroit qu'on occupe et le temps auquel on appartient. Une grande collection d’archives est présentée avec Philippe Artières dans L’Archive personnelle. Histoire, anthropologie, sociologie (Armand Colin, 2011) où les auteurs s’interrogent sur ce que fait le scripteur en écrivant ce qu’il écrit et quels sont les destinataires implicites de chacune de ces archives ? Que dit-il et que fait-il lorsqu’il écrit ; que cherche t-il a faire en écrivant pour lui et pour autrui, pour opérer quoi et se conduire comment ? À travers quelle contexture les auteurs se disent, s’exposent, s’engagent, se regardent en train de faire ou de penser faire? En quoi ces écrits marquent les relations et les sentiments, le temps et l’action présents ; avec quel code et sur quel régime d’intensité ? Ces questions visent à saisir le social en acte, dans les actes d’écriture.

En 2010, c’est un retour sur enquête qu’effectue l’auteur avec Numa Murard. Sur les lieux, Elbeuf, 30 ans après. De l’eau a coulé sous les ponts. Les deux chercheurs persistent à raconter ce qu’ils voient, ce qu’ils sentent, sans euphémisme. « Aller dans leurs sens », écrivent les auteurs, c’est affirmer que malgré toutes leurs pertes, les gens continuent à vivre, à agir, à penser. Ainsi vont-ils de lieux en lieux, de discussions en longues histoires autour du logement, de l’argent, des échanges, de la famille.

Si les histoires des années 2010 ressemblent à celles des années 1980, l’ouvrage montre quelques différences remarquables : les enfants qui ont maintenant 40 ans ne font plus des familles nombreuses, tout au plus ont-ils 3 ou 4 enfants ; la scolarité des petits enfants est prolongée de quelques années, jusqu’aux portes de l’université, mais sans ressources, ils doivent aller travailler dans les métiers techniques ; les décohabitations sont plus franches, l’indépendance plus facilement conquise, même si en cas de coup dur, le retour au bercail s’envisage. On suit ainsi de près les différences entre générations, les reconstructions du passé pour expliquer la palette des destins, l’organisation de la famille qui se déplace, devient plus sensible aux enjeux « psychologiques », permet une expression plus forte des sentiments, un rapport aux institutions et à la justice plus ouvert et batailleur. Et ce à différents niveaux : l'histoire collective de la fin d’une cité de transit, l'histoire du devenir des différentes générations, puisque les enfants ont eux-mêmes des enfants, l'histoire du travail et du chômage, ces grandes matrices des biographies, les histoires judiciaires et médicales imbriquées dans cette série d'histoires collectives. En deuxième partie, est réédité L’argent des pauvres paru en 1985. L’ouvrage se nomme Enquête dans la ville ouvrière. Deux générations à la débine, Bayard, 2011.

Avec ce dernier ouvrage, la boucle est bouclée semble t-il. On peut dire que l’auteur en trente ans a pris un chemin de ronde entre l’ethnographie urbaine et la discipline des corps à la M. Foucault, entre les mots du droit et des analyses Goffmanienne des situations limites : tribunaux, aide sociale, enfermement ordinaire, précarité extrême. Le plan de coupe dominant, c’est la narration, une sociologie narrative peut on dire, ou l’auteur prend ses responsabilités en agençant les récits qu’on lui a confiés, des scènes vues, entendues et montées sur des concepts discrets. L’effet de lecture est redoutable, car finalement l’auteur nous propose de le suivre pas à pas, en nous montrant ce qu’il voit, ce qu’il lit, ce qu’il pense comme s’il nous autorisait à nous tenir derrière son épaule. Par ce parti pris, c’est un tableau cohérent qui apparaît à chaque fois au fil des lectures, celui de la mise en ordre de marche des individus, des familles, guettés par la pauvreté, la folie, la maladie, la mort, la destruction. La force de la démonstration tient sans doute à ce point de départ constant : le néant ou le désordre, la dissipation ou la chute à partir duquel l’auteur tient à la fois une posture de philologue, un regard aigu sur la réalité large, une conceptualisation des institutions où s’effectue une certaine maintenance des corps qui échappent sans cesse.

Dire que l’auteur se tient entre M. Foucault et E. Goffman, c’est souligner qu’il ratisse d’un côté vers des procédés historiques : large quadrillage des concepts du droit, application rigoureuse de l’ordre réglementaire, systématisation et désindividualisation du pouvoir ; de l’autre côté, un regard sur les procédés pratiques – les allées et venues dans les institutions, les espaces de replis des professionnels, les jeux d’échange pour tenir les gens. Dans ce dialogue virtuel, on entend Foucault déplier le panopticon tandis que Goffman expose les cheminements, les pourparlers et les ruses dans les couloirs. En pointe de mire, s’affirme chez Jean-François Laé une certitude sur les échappées de la vie. Les disciplines ont beau s’exercer, enjoindre, contraindre, les subjectivités sont au bout du rouleau de l’analyse. Ces dernières forment le support final de tous les exercices du pouvoir, à défaut desquelles, il n’y a rien. D’où sa vive attention vers le dépotoir des gestes ordinaires, des pratiques aussi banales que l’écriture ou les postures du corps, les échanges économiques ou les réseaux de parenté. Une ethnographie en somme des exercices du pouvoir.

Liens externes

  • Présentation des travaux et de nombreux articles en ligne sur la page de Jean-François Laé sur le site du département de sociologie de l'université Paris 8

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Jean-François Laé de Wikipédia en français (auteurs)

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