Friedrich August von Hayek

Friedrich August von Hayek

Friedrich Hayek

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Friedrich Hayek
Philosophe occidental
XXe siècle
Naissance : 8 mai 1899 (Vienne)
Décès : 23 mars 1992 (Fribourg)
École/tradition : Libéralisme, école autrichienne
Principaux intérêts : philosophie, économie, droit
Idées remarquables : ordre spontané, catallaxie
Influencé par : Bernard Mandeville, Adam Smith, John Locke, Adam Ferguson, David Hume, Edmund Burke, Alexis de Tocqueville, Lord Acton, Carl Menger, Eugen von Böhm-Bawerk, Ludwig von Mises, Max Weber, Karl Popper
A influencé : Karl Popper, Konrad Lorenz, Robert Nozick, Israel Kirzner, Murray Rothbard, John Hicks, George Stigler, Milton Friedman, Ronald Reagan, Margaret Thatcher, Vaclav Klaus

Friedrich Hayek, né Friedrich August von Hayek (8 mai 1899, Vienne23 mars 1992, Fribourg) est un philosophe et économiste de l'École autrichienne, promoteur du libéralisme, opposé au socialisme et à l'étatisme. Sa pensée est connue en particulier à travers son livre La Route de la servitude, publié en 1944. Il a reçu le « Prix Nobel » d'économie en 1974 pour « ses travaux pionniers dans la théorie de la monnaie et des fluctuations économiques et pour son analyse pénétrante de l'interdépendance des phénomènes économique, social et institutionnel[1] ».

Il s'est intéressé à de nombreux champs de la connaissance humaine, comme l'économie, le droit, la psychologie, la philosophie ou la science politique. Il reste en particulier très connu pour ses ouvrages de philosophie sociale comme La Constitution de la liberté (1960) ou Droit, législation et liberté (1973-1979), ouvrages fondateurs du libéralisme contemporain.

Sommaire

Biographie

Friedrich Hayek naît à Vienne sous l'empire austro-hongrois dans une famille d'intellectuels : son père, August Edler, avait écrit un ouvrage de botanique réputé, tandis qu'il était cousin de Ludwig Wittgenstein par sa mère, Felicitas von Juraschek. Il fait des études de droit et de sciences politiques à l'université de Vienne dont il est diplômé en 1921 (doctorat de droit) et 1923 (doctorat de sciences politiques). Touchant à nombre de domaines de la connaissance, il étudie également la psychologie et l'économie. Il considérait en effet qu'un bon économiste devait s'intéresser à tous les champs de la connaissance[2]. Initialement proche des idées socialistes et notamment des Fabiens[3], il se rapproche des idées libérales après avoir suivi un séminaire privé de Ludwig von Mises avec, entre autres, Fritz Machlup. Il a reçu l'enseignement de Friedrich von Wieser avant de rencontrer Ludwig von Mises et de lire sous sa direction les ouvrages de Carl Menger et Eugen von Böhm-Bawerk.

De 1923 à 1924, Hayek est l'assistant du professeur Jeremiah W. Jenks de l'université de New York. Durant son séjour à New York, au cours duquel il commence sous la direction de James D. Magee une troisième thèse — qu'il laisse inachevée — intitulée « Est-ce que la fonction de la monnaie est compatible avec une stabilisation artificielle du pouvoir d'achat ? », il suit aussi des cours à l'université Columbia et à la New School for Social Research. Grâce à des lettres de recommandation de Joseph Schumpeter, il rencontre Irving Fisher et des institutionnalistes américains tels que John Bates Clark et Wesley Clair Mitchell[4]. De retour en Autriche, il travaille pour le gouvernement autrichien, l'aidant à résoudre les questions économiques afférentes au traité qui met fin à la Première Guerre mondiale.

Il jouit alors d'une certaine notoriété, qui lui permet d'être invité en 1931 pour une série de quatre conférences à la London School of Economics (LSE) par l'économiste Lionel Robbins. Il y connaît un tel succès qu'il est par la suite nommé professeur à la LSE. Cet établissement compte alors dans son corps professoral des hommes qui auront une forte influence sur l'Angleterre de l'après-guerre : William Beveridge (directeur jusqu'en 1937), Harold Laski, professeur de science politique qui devient de plus en plus proche du communisme, Hugh Dalton[5] qui sera après guerre ministre des finances (Chancelier de l'échiquier) dans le gouvernement de Clement Attlee.

Refusant de rejoindre l'Autriche annexée par les nazis, il acquiert en 1938 la nationalité britannique. La même année, il participe au Colloque Walter Lippmann qui réunit à Paris de nombreux intellectuels libéraux, désireux de refonder le libéralisme. Sa réputation en tant qu'économiste grandit dans les années 1930 mais ses théories sont très mal reçues par les partisans de Keynes. Hayek regrettera d'ailleurs toute sa vie d'avoir décliné les invitations à contre argumenter sur les politiques keynésiennes.

En 1944 paraît son ouvrage le plus lu, La Route de la servitude. Il s'agit d'une analyse du totalitarisme qui se positionne à contre-courant des grandes idéologies qui dominent l'époque, nazisme et communisme. La thèse centrale est que la socialisation de l'économie et l'intervention massive de l'État sur le marché débouchent sur la suppression des libertés individuelles. Le pouvoir coercitif de l'État transforme toute question économique ou sociale en question politique. Il considère qu'il n'existe pas de différence de nature mais seulement de degré entre le communisme et son imitateur le nazisme, entre socialisme et totalitarisme. C'est un succès commercial traduit en 20 langues et ayant connu plus de 30 rééditions aux États-Unis. Son édition abrégée dans le Readers' Digest en 1945 toucha environ 600 000 lecteurs américains[6]. Ce livre n'est pas simplement une réflexion sur les grandes idéologies, il combat aussi les idées de Beatrice et de Sidney Webb[7], deux des fondateurs de la London School of Economics, de Harold Laski[8] et de Edward Hallett Carr. Hayek ne triomphera pas et ce sont plutôt les idées de ceux auxquels il s'est opposé qui l'emporteront dans l'Angleterre de l'après-guerre. Si l'ouvrage le fait connaître du grand public, il acquiert une réputation de polémiste qui le dessert dans le monde académique. Il passera les décennies suivantes à l'écart du mainstream universitaire. Plus tard, Hayek estimera qu'à cette époque son ouvrage l'a « discrédité » dans les milieux académiques[9].

En avril 1947, il cofonde la Société du Mont-Pèlerin, association internationale d'intellectuels désireux de promouvoir le libéralisme. Il en est président de 1947 à 1961 et y reste très influent jusqu'à sa mort.

En 1950, il quitte la LSE pour l'université de Chicago. Refusé au département d'économie[10], il enseigne les « social thoughts » (littéralement, les pensées sociales). Sa position n'est pas rémunérée mais il est financé par des mécènes dont le Liberty Fund. S'il y côtoie des économistes comme Milton Friedman, ses centres d'intérêts sont plutôt tournés vers la psychologie et la philosophie politique. De 1962 à 1968, année où il cesse d'enseigner, il est professeur à l'université de Fribourg-en-Brisgau. Il restera cependant professeur visitant à l'université de Salzbourg jusqu'en 1992.

En 1974, il partage le « Prix Nobel » d'économie avec Gunnar Myrdal, un rival idéologique, pour « ses travaux pionniers dans la théorie de la monnaie et des fluctuations économiques et pour son analyse pénétrante de l'interdépendance des phénomènes économique, social et institutionnel »[1], des travaux menés principalement dans les années 1930. Le comité salue une réflexion profonde et originale qui contribua peut-être à faire de lui un des rares économistes à alerter de la possibilité d'une crise économique majeure avant le crash d'automne 1929 : pour le comité Nobel, Hayek a montré comment l'expansion monétaire, accompagnée d'un crédit excédant le taux d'épargne volontaire, pouvait mener à une mauvaise allocation des ressources, affectant particulièrement la structure du capital.

Cette récompense entraîne un regain d'intérêt pour l'école autrichienne d'économie. Il reçoit la Presidential Medal of Freedom en 1991.

Les travaux économiques

Théorie de la conjoncture

Dans Prix et production (Prices and Production, 1931) et La Théorie pure du capital (The Pure Theory of Capital, 1941), il développe la théorie autrichienne de la conjoncture fondée par Ludwig von Mises selon laquelle la crise économique est provoquée par la politique monétaire expansionniste de la banque centrale qui fausse le système de prix relatifs dans la structure de production ; l'excès de crédit développe exagérément les étages de cette structure les plus éloignées de la consommation finale, où les hausses de prix révèleront ensuite que les investissements n'étaient pas rentables. Dans ces conditions, la politique d'ajustement devrait consister à laisser les prix revenir à leur configuration d'équilibre, tout en renonçant à l'excès de crédit et — contrairement à Keynes — en encourageant l'épargne pour réduire plus rapidement l'écart entre l'investissement et son financement, que la crise a révélé. Cette théorie de la conjoncture, lui vaut le « Prix Nobel » d'économie.

La théorie économique autrichienne commence par énumérer les lois logiques de l'économie, qui sont plus certaines encore que les lois physiques, et tient qu'il n'y en a pas d'autres qui soient stables (dualisme méthodologique). La différence majeure de son approche conjoncturelle est d'étudier la conjoncture en tenant compte du système des prix, et de la manière dont la planification centrale de la production de monnaie par la banque centrale fausse l'information dont ces prix sont porteurs.

Critique du keynésianisme

Harry White saluant John Maynard Keynes (à droite, 1946)

Incarnant la tradition qui attribue les crises économiques et financières aux investissements mal dirigés par une politique d'excès de crédit, il rejette les explications de la conjoncture — qu'il juge superficielles — par son ami et adversaire[11] John Maynard Keynes qu'il décrit en 1976 comme un « homme de grande intelligence mais aux connaissances limitées en théorie économique[12] ». Il regrettera de ne pas avoir, le jugeant inconstant et opportuniste, écrit à temps contre sa Théorie générale la réfutation qu'elle appelait. Par la suite, néanmoins, il se fera un jeu de montrer comment les politiques keynésiennes de relance économique, fondées sur l'utilisation du budget public, produisent sur le long terme à la fois inflation, stagnation économique et chômage (telle la stagflation des années 1970 en Angleterre et ailleurs).

Les grands traits de l'œuvre de Hayek en sciences sociales

L'« ordre spontané »

Hayek s'oppose aux intellectuels « constructivistes », selon son vocabulaire[13], qui établissent des « projets de société » dont il dénonce le « scientisme »[14]. Dans une perspective épistémologique, il s'attache à montrer que nul ne peut appréhender le monde dans sa complexité, y compris les gouvernants. Tout projet de société collectiviste, toute tentative de gestion rationnelle et globale de la société ne tient nécessairement pas compte de l'autonomie des personnes et de l'imprévisibilité de leurs actes, et est vouée à l'échec. Par « constructivistes », Hayek désigne principalement les socialistes mais également les « conservateurs » qui entendent modeler la société conformément à leur idéal.

Hayek n’invoque pas dans son œuvre un calcul implicite de la Providence ou de la Nature, et il ne prétend pas non plus appuyer ses affirmations sur une maîtrise intellectuelle du système social qui serait telle qu’elle le mettrait en mesure de tout expliquer avec certitude. Il affirme au contraire qu’il n’est pas possible à la pensée humaine de dominer assez ce système pour le comprendre, et c’est là-dessus qu’il s’appuie pour justifier son attachement au marché. Il introduit un argument nouveau, inspiré de la sélection naturelle. L’idée de base de toute sa démonstration, c’est que les comportements qui permettent à la société de fonctionner de façon satisfaisante et efficace ont été sélectionnés et transmis à travers les générations sous forme de règles et de valeurs, mais que personne jamais n’a pu et ne pourra parvenir à la compréhension détaillée de l’ensemble du mécanisme qui fait passer d’une somme de comportements individuels à un effet collectif, et qui seule permettrait de justifier rationnellement ces règles et ces valeurs. « La plupart des règles de conduite qui gouvernent nos actions et la plupart des institutions qui se dégagent de cette régularité sont autant d’adaptations à l’impossibilité pour quiconque de prendre consciemment en compte tous les faits distincts qui composent l’ordre de la société. [15] » L’accumulation au cours des siècles d’expériences réussies et d’échecs, à travers laquelle valeurs et règles de comportements ont été sélectionnées, est un phénomène trop complexe pour être appréhendé entièrement. Les expériences elles-mêmes sont oubliées, seules subsistent les règles et les valeurs, et ces dernières doivent d’autant plus être respectées que leur raison d’être nous échappe à jamais.

Article détaillé : constructivisme (politique).

Contre les « constructivistes », sa critique s'étend aux domaines juridique et institutionnel : à la suite d'Adam Ferguson et autres auteurs-phares des Lumières écossaises (« Scottish Enlightenment »), Hayek affichait sa préférence pour les « structures ordonnées » ou « institutions » (establishments[16]) qui « sont le résultat de l'action d'hommes nombreux, mais ne sont pas le résultat d'un dessein humain[17] », que ceux-ci ont progressivement constituées par une suite d'essais et de découvertes des erreurs, sans mépriser a priori la rationalité de leurs prédécesseurs.

Selon lui, la meilleure garantie pour le maintien d'une société civilisée réside dans le maintien d'un « ordre spontané » d'interaction entre les cerveaux individuels, qui seul permet « la mise en ordre de l'inconnu ». D'après lui, tenter d'imposer à la place un ordre planifié, forcément par un petit nombre, ne peut que détruire la production locale d'information et la discipline de la responsabilité qui sont nécessaires à la régulation de l'ordre social.

Article détaillé : main invisible.

Sa critique contre les constructivistes s'étend aux économistes néo-classiques et à la tendance à vouloir assimiler les méthodes de la science économique à celles des sciences physiques et mathématiques :

« Dans la première moitié du XIXe siècle, une nouvelle attitude se fit jour. Le terme de “science” fut de plus en plus restreint aux disciplines physiques et biologiques qui commencèrent au même moment à prétendre à une rigueur et à une certitude particulière qui les distingueraient de toutes les autres. Leur succès fut tel qu'elles en vinrent bientôt à exercer une extraordinaire fascination sur ceux qui travaillaient dans d'autres domaines ; ils se mirent rapidement à imiter leur enseignement et leur vocabulaire. Ainsi débuta la tyrannie que les méthodes et les techniques de la science au sens étroit du terme n'ont jamais cessé d'exercer sur les autres disciplines. Celles-ci se soucièrent de plus en plus de revendiquer leur égalité de statut en montrant qu'elles adoptaient les mêmes méthodes que leurs sœurs dont la réussite était si brillante, au lieu d'adapter davantage leurs méthodes à leurs problèmes. Cette ambition d'imiter la Science dans ses méthodes plus que dans son esprit allait, pendant quelque cent vingt ans, dominer l'étude de l'homme, mais elle a dans le même temps à peine contribué à la connaissance des phénomènes sociaux[18]. »

C'est aussi pour avoir étudié les conditions dans lesquelles l'information se crée et s'emploie dans la société, dont Hayek a été un pionnier, que, s'opposant au scepticisme de celui-ci en la matière, les partisans d'une philosophie politique rationnelle ne doutent pas que le socialisme ne se sert des « oripeaux de la science » (l'expression est de Rothbard dans Économistes et charlatans) et n'invoque une « rationalité » déterministe, en prétendant multiplier les « expériences » et « mesures » sur ses semblables, que pour faire comme si celle des autres n'existait pas.

Critique de la notion de « justice sociale »

Dans le même souci d'insister sur la complexité de l'ordre social et de la spontanéité de ses acteurs, Hayek a notamment entendu démontrer que la notion de « justice sociale » ne peut pas logiquement se traduire par des critères objectifs d'action « ici et maintenant », parce qu'on ne pourra jamais suffisamment prévoir les effets de nos actes pour dire si oui ou non ceux-ci conduiront à l'état de la société à atteindre dans l'avenir qui lui sert de référence et de norme — en supposant que les divers socialistes, qui opposent cette conception de la « justice » aux règles de la morale sociale commune, aient seulement réussi à se mettre d'accord dessus. La notion se réduit alors à un slogan que l'on invoque à l'occasion de divers actes de redistribution politique[19].

Démocratie

Comme la plupart des libéraux depuis Alexis de Tocqueville, Hayek considère que la démocratie est un moyen, et non une fin en soi : « Que dans le monde occidental, le suffrage universel des adultes soit considéré comme le meilleur arrangement, ne prouve pas que ce soit requis par un principe fondamental[20] ». L'avantage principal qu'il reconnait à la démocratie est de permettre la transition pacifique au sommet du pouvoir politique. C'est « quelque chose de précieux, et qui mérite qu'on lutte pour le conserver »[21]. Cependant, cela ne fait pas de la démocratie un régime à défendre pour lui même et il est impératif que ce régime soit encadré par la Rule of law (règne du droit ou règne de la loi). Ce n'est pas parce que le pouvoir émane du peuple qu'il doit être illimité : « tout gouvernement, et spécialement un gouvernement démocratique, devrait être doté de pouvoirs limités »[22]. Entre un gouvernement démocratique sans limitation et un pouvoir qui ne tire pas son essence du peuple mais serait limité par la loi, c'est ce dernier qui emporte l'assentiment d'Hayek. « Je préfère un gouvernement non démocratique limité par la loi à un gouvernement démocratique illimité (et donc essentiellement sans loi) » déclare-t-il dans une conférence en 1976[23]. Selon Gilles Dostaler, cette méfiance vis à vis de la démocratie illimitée doit être comprise au regard de l'histoire personnelle d'un homme qui a vécu à Vienne dans les premières décennies du XXe siècle et a observé directement les emballements des foules[24]. Les antilibéraux lui reprochent souvent la section centrale de la citation suivante, énoncée en 1981 lors d'un entretien : « Je dirai que, comme institutions pour le long terme, je suis complètement contre les dictatures. Mais une dictature peut être un système nécessaire pour une période transitoire. Parfois il est nécessaire pour un pays d'avoir, pour un temps, une forme ou une autre de pouvoir dictatorial. [...] Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu'un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. Mon impression personnelle est que [...] au Chili par exemple, nous assisterons à la transition d'un gouvernement dictatorial vers un gouvernement libéral[25]. »

La démocratie doit éviter la démagogie et l'atteinte aux actes individuels qui résulterait d'un débordement inconsidéré de la démocratie hors du champ restreint où elle doit s'appliquer selon Hayek. Il ajoute que la démocratie couplée à l'étatisme, tend à devenir totalitaire si le champ d'action de l'Etat n'est pas limité, la population poussant à toujours plus de dépenses. Hayek considère que les citoyens des sociétés occidentales ont cessé d'être autonomes en devenant dépendants des bienveillances de l'État.

Hayek reproche à la démocratie de son temps d'être devenue une « démocratie de marchandage[26] ». Pour lui la menace la plus importante pour l'ordre du marché et pour la démocratie n'est pas tant l'égoïsme individuel que celui des groupes. « Alors que l'on peut grosso modo, dire que l'égoïsme individuel conduira dans la plupart des cas la personne à agir d'une façon indirectement favorable au maintien d'un ordre spontané de la société, l'égoïsme du groupe clos, ou le désir de ses membres de devenir un tel groupe, sera toujours en opposition avec l'intérêt commun des membres d'une Grande Société[27] ». Ce qui gêne aussi Hayek, c'est que, suivant Mancur Olson, il estime que tous les intérêts ne sont pas organisables et que ceux qui peuvent le faire risquent d'exploiter les autres[28].

La constitution idéale selon Hayek

La Chambre des communes au début du XIXe siècle.

Pour Friedrich Hayek, les constituants au XVIIIe siècle ont bien perçu qu'il fallait séparer le judiciaire du législatif mais ils n'ont pas prévu que les assemblées législatives se verraient « attribuer également la mission de diriger les activités gouvernementales[29] » et donc qu'il se produirait « une confusion inextricable entre les deux tâches — celle de formuler des règles de juste conduite et celle d'orienter les actions spécifiques du gouvernement vers des fins concrètes[29] ». Son idéal de constitution vise à remédier à cela et prévoit deux organismes représentatifs, une cour constitutionnelle, un gouvernement et une administration. Son architecture institutionnelle se présente comme suit :

  • Une Assemblée purement législative chargée d'édicter des lois générales. Elle devrait être proche de ce que furent à Athènes les nomothètes[30] qui seuls avaient le droit de modifier les lois générales abstraites ou Nomos. Elle devrait représenter « l'opinion des gens quant aux sortes d'actions gouvernementales qui sont justes et celles qui le sont pas[31] » Les personnes en charge de cette mission devraient être « d'un âge assez mûr » et être élus pour une durée assez longue, « par exemple quinze ans, afin qu'ils n'aient pas la préoccupation de leur réélection[32] ». Cette assemblée définirait « les règles uniformes d'après lesquelles le poids global des prélèvements nécessaires est répartie entre les citoyens[33] ». Concernant les impôts directs, il estime une certaine progressivité « non seulement admissible mais nécessaire[34] »
  • une Assemblée gouvernementale dont les « décisions devraient respecter les règles de juste conduite posées par l'Assemblée législative...en particulier elle ne pourrait pas émettre de commandements obligeant des citoyens privés, qui ne découleraient pas directement et nécessairement des règles posées par l'autre assemblée[35] » . Cette assemblée déciderait du « montant global des dépenses et de leur affectation[33] ».
  • Une cour constitutionnelle chargée de régler les conflits entre les deux précédentes assemblées[36].
  • Le gouvernement serait le comité exécutif de l'Assemblée gouvernementale et « pourrait être considéré comme un quatrième échelon inférieur de la structure d'ensemble, tandis que l'appareil bureaucratique de l'Administration en représenterait le cinquième[37] ».

Critiques

Luc Ferry et Alain Renaut estiment que la critique « anti-constructiviste » de Hayek et ses éloges d'un rationalisme non naïf mais critique et évolutionniste impliquent une ruse de la raison économique et donc une forme d'historicisme.

D'autres lui ont reproché d'employer les concepts de la systémique ou des sciences de la complexité comme l'auto-organisation d'une manière différente de la leur : ainsi de Jean-Louis Le Moigne qui est apparenté au courant épistémologique « constructiviste »[38] ou de Jean Zin[39].

Pour l'anti-utilitariste Alain Caillé, la société que prône Hayek s'apparente à une utopie du marché qui, inapplicable dans la réalité, permet de justifier les injustices sociales : « à défaut de l'achat d'une paix sociale par l'État-Providence, l'ordre de marché aurait été balayé depuis longtemps »[40].

Critiques de l'école autrichienne et des libertariens

Dès ses premiers écrits de théorie politique[41], Hayek a trouvé des auteurs libéraux pour juger qu'il allait trop loin dans sa critique du « rationalisme ». Tout en admettant que son rejet nominal de la preuve philosophique pure le ferait mieux accepter par une époque scientiste, ils ont exposé les contradictions auxquelles ce rejet l'exposait.

Les économistes autrichiens partisans de Ludwig von Mises divergent de l'épistémologie poppérienne adoptée par Hayek, abandonnant la conception de Mises d'une « théorie économique purement rationnelle[42] », que ses écrits et son renom auront pourtant contribué à réhabiliter[43].

Les tenants d'une « philosophie politique rationnelle » ont exposé les contradictions qui peuvent naître du fait d'argumenter pour telle ou telle norme sociale tout en niant la possibilité d'une définition rationnelle de la justice[44]. C'est ainsi que, dès la parution de La Constitution de la liberté de Hayek en 1960, Rothbard lui a reproché les contradictions de sa notion de « coercition », parce que celle-ci rassemble sous cette dénomination commune aussi bien des actes violents que l'exercice paisible d'un droit de propriété[45].

À la suite de Droit, législation et liberté, Hans-Hermann Hoppe reprend la critique de Rothbard, affirmant que de telles incohérences naissent du refus de reconnaître la propriété de soi — ou le principe libertarien de non-agression qui lui est équivalent — comme le seul critère de justice intellectuellement défendable ; au-delà de cette critique, il trouve des contradictions dans la théorie « évolutionniste » de la formation des normes de Hayek, les expliquant par le parti pris, paradoxal de sa part, d'exclure la pensée comme explication d'un processus où celle-ci est par définition à l'œuvre toujours et partout[46].

Cependant, si les économistes libéraux rationalistes reprochent à Hayek d'avoir finalement trop concédé à l'expérimentalisme dominant[réf. nécessaire], c'est pourtant dans sa Counter-revolution of science[47] que l'on trouve la meilleure description des abus de la méthode expérimentale là où elle est logiquement inapplicable[48] pour détruire la morale commune et le Droit naturel, en disqualifiant a priori le raisonnement philosophique qui les fonde.

C'est pourquoi les libéraux qui critiquent Hayek au nom du rationalisme[réf. nécessaire] ne le reconnaissent pas moins comme un auteur dont la lecture est indispensable pour initier à la plupart des traditions libérales ; et il les a mis sur tant de pistes les intéressant que rares sont ceux qui n'ont pas une grande dette intellectuelle à son égard.

Finalement, les libéraux rationalistes tiennent gré à Hayek :

  • d'avoir contribué à « réhabiliter la preuve logique en théorie sociale », même si c'était pour l'abandonner lui-même à la fin ;
  • d'avoir, en développant les analyses de Ludwig von Mises à partir d'autres points de vue, mis l'accent sur « le rôle de l'esprit humain dans la société » (le thème du roman de Ayn Rand, Atlas shrugged), et la manière dont les violations du Droit, en premier lieu par l'État, « détruisent l'information nécessaire à la régulation sociale », d'abord dans la planification centrale, ensuite dans la politique conjoncturelle, enfin dans toutes les autres formes d'interventionnisme étatiste ;
  • d'avoir ainsi, par une influence qu'il doit aussi à ses ambiguïtés comme à sa reconnaissance tardive comme économiste, contribué à « discréditer des politiques destructrices comme la planification autoritaire et l'inflation, et inspiré un renouveau du débat d'idées aussi bien en théorie sociale descriptive qu'en philosophie politique ».

Œuvres


Notes

  1. a  et b Prix partagé avec Gunnar Myrdal, récompensé pour les mêmes raisons. cf le discours de présentation du prix de 1974
  2. Il a écrit dans La Route de la servitude (p. 123) que « Personne ne peut être un grand économiste qui n'est qu'un économiste — et je suis même tenté d'ajouter qu'un économiste qui est seulement un économiste est susceptible d'être un fléau si ce n'est un réel danger. »
  3. Dostaler, 2001, p. 13
  4. Dostaler, 2001, p. 14
  5. Hugh Dalton a fait venir Lionel Robbins à la London School of Economics.
  6. (en)La Route de la servitude sur le site de l'université de Chicago
  7. Hayek, 1944, pp. 51, 105 et 155.
  8. Hayek, 1944, pp. 51, 145. Sur l'influence de Laski voir Hoover, 2003, pp. 162-184.
  9. Hayek, 1994, p. 103
  10. Les raisons n'en sont pas très claires mais certains évoquent le refus de Frank Knight et les critiques virulentes de l'usage des statistiques qu'Hayek avaient émises.
  11. « En octobre 1940, la London School avait dû déménager à Cambridge, à cause des bombardements de Londres. Keynes trouve un appartement à King's College pour son ami et adversaire. » (Gilles Dostaler, 2001, p. 18).
  12. Hayek, Choice in Currency, A Way to Stop Inflation, The Institute of economic affairs, 1976, p. 10 : « a man of great intellect but limited knowledge of economic theory ».
  13. À comprendre ici au sens politique.
  14. La Route de la servitude.
  15. Friedrich A. Hayek Droit législation et liberté P U F 1980 Tome 1 page 15
  16. Adam Ferguson parle ainsi dans An Essay on the History of Civil Society (Édimbourg, Edinburgh University Press, 1767, p. 187) d'« institutions (establishments) qui sont bien le résultat de l'action humaine, mais non l'exécution de quelque dessein humain » ; cité par Hayek, « Dr Bernard Mandeville », Proceedings of the British Academy, volume 52, 1967 in The Collected Works of F. A. Hayek, vol. 3, The Trend of Economic Thinking: Essays on Political Economists and Economic History, Chicago, University of Chicago Press, 1991, p. 96.
  17. Friedrich Hayek, Droit, législation et justice : une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d'économie politique, vol. 1, Règles et ordre, Paris, Presses universitaires de France, p. 43.
  18. Friedrich Hayek, Scientisme et sciences sociales : essai sur le mauvais usage de la raison, Paris, Plon, 1953, p. 8.
  19. Il déclara ainsi dans Droit, législation et liberté : « Il y a toutes les différences du monde entre traiter les gens de manière égale et tenter de les rendre égaux. La première est une condition pour une société libre alors que la seconde n'est qu'une nouvelle forme de servitude}. »
  20. La Constitution de la liberté, Lire en ligne.
  21. Hayek, Droit, législation et liberté, vol. 3, traduction de 1979, PUF, p. 118
  22. Hayek, Ibid., p. 119
  23. « Whither Democracy ? », conférence à l'Institute of Public Affairs de Sydney le 8 octobre 1976, repris dans les New Studies, 1978.
  24. Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, La Découverte, 2001.
  25. Entretien avec le quotidien chilien El Mercurio, 12 avril 1981 (pendant la dictature militaire d'Augusto Pinochet).
  26. Hayek, 2007, p. 783
  27. Hayek, 2007, p. 770
  28. Hayek, 2007, p. 780
  29. a  et b Hayek, 2007, p. 794
  30. Hayek, 2007, p. 804
  31. Hayek, 2007, p. 791
  32. Hayek, 2007, p. 806
  33. a  et b Hayek, 2007, p. 827
  34. Hayek, 2007, p. 829
  35. Hayek, 2007, p. 816
  36. Hayek, 2007, p. 818
  37. Hayek, 2007, p. 822
  38. Voir notamment l'article de Jean-Louis Le Moigne intitulé « Auto-éco-ré-organisation sociale et complexité : des desseins humains pour et par l'action humaine », écrit dans le cadre du Colloque Cerisy 99 « Hayek et la Philosophie économique ».
  39. Dans l'article intitulé « La complexité et son idéologie », qui présente d'une part la complexité et le constructivisme radical et d'autre part l'interprétation qui a pu apparaître chez des auteurs non apparentés comme Hayek.
  40. Cf. Splendeurs et misères des sciences sociales. Esquisse d'une mythologie, Droz, 1986.
  41. Hayek était Docteur en Droit et son premier essai de philosophie politique a été publié au Caire en 1955 sous le titre The Political ideal of the rule of law.
  42. Son article de 1937, « Economics and Knowledge », se voulait déjà une critique de la méthodologie de Ludwig von Mises, mais celui-ci n'a pas relevé la mise en cause et ses partisans, bi se font forts de la réfuter.
  43. Sur le rôle de Hayek dans la réhabilitation de l'approche autrichienne, voir Hans-Hermann Hoppe, « Le rationalisme autrichien à l'ère du déclin du positivisme ».
  44. Contradiction pratique que Ayn Rand et ses « objectivistes » appellent le sophisme du « vol de concepts ».
  45. On trouve cette critique de la notion de « coercition » chez Hayek reprise dans L'Éthique de la liberté
  46. La critique par Hoppe de la « coercition » hayékienne se trouve dans « F.A. Hayek on Government and Social Evolution: A Critique » (Review of Austrian Economics, vol. 7, n° 1)
  47. La Counter-revolution of science de Hayek a été partiellement traduite par Raymond Barre comme Scientisme et sciences sociales, et on trouve chez Hervé de Quengo la traduction de la première partie historique, que Raymond Barre avait laissée de côté.
  48. Friedrich Hayek avait conçu cette critique du scientisme avant de passer sous l'influence de Karl Popper.[réf. nécessaire]
  49. La Constitution de la liberté est née des conférences de Claremont (1957) aux États-Unis qui avaient réuni en particulier Bruno Léoni, Milton Friedman et Friedrich Hayek. Dans leur foulée, Friedman a écrit Capitalisme et liberté et Hayek, La Constitution de la liberté.
  50. Bruno Leoni (1913-1967), en réaction à La Constitution de la liberté, avait écrit en 1961 La liberté et le droit. Les idées de son livre convaincront Hayek au point que ce dernier, pour en tenir compte, écrira Droit, législation et liberté. Carlo Lottieri a raconté cette histoire à l'occasion de la présentation à Paris, le 22 février 2006, de la traduction française de La liberté et le droit qu'il a préfacée (Les Belles Lettres - bibliothèque de la liberté). En pages 13-14 de la « préface », il résume ainsi l'histoire : « comme Hayek lui-même l'a mis en évidence dans une conférence à Pavie quelques mois après la mort de Léoni (« Bruno Leoni the Scholar », dans « Omaggio a Bruno Leoni », édité par Pasquale Scaramozzino, Quaderni della Rivista Il Politico, n° 7, Milan, Giuffré, 1969, pp. 21-25.), l'auteur de Law, Legislation, and Liberty se rapproche de l'idée d'un droit évolutif principalement à cause des critiques que son ami italien lui avaient adressées dans ses commentaires aux thèses - complètement différentes - exposées dans The Constitution of Liberty. »

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