Ethnocritique

Ethnocritique

L’ethnocritique est une discipline créée dans les années 90 par Jean-Marie Privat. Elle propose d'étudier la littérature en articulant poétique des textes et ethnologie du symbolique.

Sommaire

Méthode

L'analyse ethnocritique se décompose en quatre temps[1]:

  • La reconnaissance ethnographique : Il s'agit d'une ethnographie du hors-texte. Cette étape consiste dans le repérage d'unités de signification dont la connaissance a priori trop évidente ou immédiate n'offre qu'une demi-compréhension illusoire. Ces folklorèmes ou culturèmes résistent en fait à une lecture positiviste qui n'y verrait que de simples détails insignifiants, effets de réels ou de pittoresque.
  • La compréhension ethnologique du contexte : replacés dans un certain contexte socio-culturel, dans un système ethno-culturel ces éléments signifiants relèvent souvent d'une logique symbolique particulière. C'est le travail de l'ethnocriticien que de comprendre ces logiques afin de reculturer le texte littéraire
  • L'ethnocritique du texte : elle réside dans l'articulation du micro-système culturel et du micro-système textuel ; entre mimésis et sémiosis l'analyse met en lumière les configurations symboliques du texte, son "feuilletage", au moyen de concepts narratologiques comme ceux de dialogisme, polyphonie, intertextualité mais aussi d'"outils" plus spécifiques comme l'homologie rite/récit, la belligérenace entre oralité et littératie, ou la chronotopie culturelle...
  • L'auto-ethnologie : par la remise en cause des évidences fausses qui occultent en partie la culture du texte, l'ethnocritique incite à une auto-ethnologie : il faut bien en effet se colleter aux stéréotypes ethnocentriques latents qui structurent les lectures habituelles, accepter de voir l'illégitime dans le légitime, bref s'interroger sur ses propres réflexes de lecture, sur son arbitraire culturel pour envisager la polyphonie constitutive des œuvres littéraires.

Polyphonie culturelle

Comme on peut le voir, la démarche a principalement pour objectif d'analyser les belligérances culturelles à l'intérieur du texte. En ce sens les études bakhtiniennes apparaissent essentielles pour comprendre la manière dont l'ethnocritique envisage la littérature : " la science de la littérature se doit, avant tout, de resserrer son lien avec l'histoire de la culture. La littérature fait indissolublement partie de la culture (...). L'action intense qu'exerce la culture (principalement celle des couches profondes, populaires) et qui détermine l'oeuvre d'un écrivain est restée inexplorée et, souvent, totalement insoupçonnée." [2]

Un exemple : le bâton de Valjean (Les Misérables I.2.1)[3]

Dans Les Misérables de Victor Hugo, Jean Valjean, l'ancien forçat, entre dans la petite ville de Digne avec "à la main un énorme bâton noueux." (p.99, ed. Le Livre de Poche) Ce "détail" peut sembler anodin et une lecture ordinaire du passage ferait entrer l'objet dans le cadre de l'isotopie de la misère ; le bâton est un élément parmi d'autres servant à rendre compte de l'aspect pitoyable du personnage. Il renvoie à l'image traditionnelle du vagabond et ne semble pas avoir plus de valeur que le "pantalon (...)usé et rapé" du personnage, ou sa "vieille blouse (...) rapiécée". Simple effet de réel ou détail insignifiant à l'intérieur d'une description plus vaste, telles sont les lectues que rejette l'ethnocritique. En prêtant une plus grande attention à l'objet, l'on constate en effet que celui-ci suit le parcours de Valjean et s'enrichit d'éléments supplémentaires; il est de plus en plus travaillé par le personnage qui le sculpte. D'un point de vue fonctionnel, le bâton suit et soutient la marche de Valjean; il est présent à toutes les grands étapes du roman, disparaît puis reparaît, suivant ainsi l'errance du forçat. L'amplification de sa description reproduit par ailleurs la courbe ascendante d'un personnage de plus en plus riche et tourmenté. Objet de la marche, le bâton est aussi objet de la marche narrative.

D'un point de vue mythique, il faut envisager cette marche comme une rédemption. A ce titre la symbolique de l'objet devient cohérente avec le destin de Valjean. En effet cette rédemption fait du roman, pour le personnage, un véritable récit de passage, version écrite d'un rite de passage. Le bâton, quant à lui, va être présent lors des étapes qui font passer Valjean; il sera même un opérateur de ce passage. L'exemple du procès Champmathieu est éclairant; Valjean y subit une conversion qui fait que de "bûche, [il est] devenu tison"; simultanément, en une sorte de rituel personnel, il a fait brûler son bâton avant d'en récolter les cendres. Les ethnologues ont montré dans de nombreuses études la valeur quasi magique des cendres et des tisons associée à la renaissance lors de certaines cérémonies et notamment la Saint-Jean [4]. De plus, l'adjectif "noueux" qui permet de caractériser le bâton lors de sa première description est parfaitement révélateur du rôle quasi mythique du personnage dans le roman; c'est en effet par l'intermédiaire du forçat que les actions se nouent et se dénouent, que les paroles se lient et se délient, mais aussi que la postérité du roman comme du couple formé par Marius et Cosette est aussurée; comme dans certaines pratiques rituelles Valjean noue et dénoue les aiguillettes (dans le Dictionnaire de l'Académie Française, 6e éd., 1832, "nouer l'aiguillette: faire un prétendu maléfice auquel le peuple attribue le pouvoir d'empêcher la consommation du mariage.)

D'un point de vue esthétique, les motifs qui ornent le bâton de Valjean ainsi que les gestes par lesquels il le travaille, font penser à l'art pastoral. Or Valjean dans le roman est bien une sorte de berger, possédant à la fois les savoirs et savoir-faire du pasteur qui le rendent maître de son environnement, cette capacité transhumante à se mouvoir dans les endroits les plus difficiles, et surtout un ethos proche de celui que rêve pour lui monseigneur Myriel. En effet, au début du roman, l'on se souvient que ce bon pasteur des âmes rêve pour Valjean un destin de "grurin" (p.124). Or le grurin est un berger salarié qui reçoit le lait des associations et en assure le partage grâce à "une taille double" (grand bâton sur lequel il marque les quantités).

On le voit à travers cet exemple du bâton, l'ethnocritique ne peut se contenter de faire d'un objet un simple effet de réel au sein du roman; elle l'envisage plutôt du point de vue d'une "sémio-technologie" comme un outil au coeur de pratiques rituelles et symboliques.

Enseignements en ethnocritique

L'ethnocritique est une discipline scientifique qui, à ce titre, intègre les programmes de recherche et d'enseignements universitaires. Les principales Universités s'intéressant aux enjeux de cette nouvelle méthode sont l'Université Paul Verlaine à Metz, et l'Université du Québec à Montréal. Des séminaires et journées d'études autour de l'ethnocritique sont par ailleurs organisés par l'École des hautes études en sciences sociales (Laboratoire d'anthropologie et d'histoire de l'institution de la culture) et la Maison des sciences de l'homme-Lorraine.

Annexes

Bibliographique

Les deux ouvrages de référence[réf. souhaitée] en matière d'ethnocritique sont:

  • Jean-Marie Privat, Bovary Charivari (essai d'ethnocritique de Madame Bovary de Gustave Flaubert), Paris, CNRS éditions, 1994, 315 p.
  • Marie Scarpa, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris d'Émile Zola, Paris, CNRS éditions, 2000, 304 p.

Parmi les articles consacrés à l'ethnocritique :

  • Jean-Marie Privat, Ethno-critique et lecture littéraire, dans Pour une lecture littéraire. 2. Bilan et confrontations, actes du colloque « La lecture littéraire en classe de français : quelle didactique pour quels apprentissages ? » (Louvain-la-Neuve, 3-5 mais 1995), De Boeck, Duculot, p.76-82.
  • Marie Scarpa, Les poissons rouges sont-ils solubles dans le réalisme ?, Lecture ethnocritique d'un détail duVentre de Paris, dans Poétique, n°133, février 2003, p.61-72.
  • Jeanne Bem, L'épisode du meurtre de Goliath (La Débâcle, III.5) : lecture ritologique, dans La représentation du réel dans le roman. Mélanges offerts à Colette Becker, Paris, Ed. Oséa, 2002, p.139-148.
  • Guillaume Drouet, Le bâton de Jean Valjean. Marcher, sculpter, raconter, dans Poétique, n°140, novembre 2004, p.467-482.
  • Cnockaert Véronique, Renée Saccard ou la Vieille de la Mi-Carême, dans Cahiers électroniques de l'imaginaire. 3. Rite et Littérature, 2005, 15 p.
  • Françoise Ménand-Doumazane, Dans les galeries du texte. Une lecture ethnocritique dAline de Ramuz, dans Poétique, n°148, novembre 2006, p.455-473.

Articles connexes

Liens externes

Notes et références

  1. le principe de cette démarche en quatre temps est exposé dans l'article de Jean-Marie Privat, "Ethno-critique et lecture littéraire" dans Pour une lecture littéraire. 2., 1995,
  2. Mikhail Bakhtine, "Les études littéraires aujourd'hui",Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, nrf, coll. bibliothèque des idéees, 1979, pp.339-348
  3. les remarques de ce paragraphe constituent une synthèse de l'article de Guillaume Drouet, "Le bâton de Valjean. Marcher, sculpter, raconter", dans Poétique, n°140, novembre 2004, p.467-482.
  4. voir Arnold Van Gennep, dans Le foklore français, t.2, p.1542

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