Controverse sur la composition des pantoufles de Cendrillon

Controverse sur la composition des pantoufles de Cendrillon
« Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement ». Image d'Épinal du XIXe s.
« Peu de jours après, le fils du roi fit publier, à son de trompe, qu'il épouserait celle dont le pied serait bien juste à la pantoufle »
« Il fit asseoir Cendrillon, et approchant la pantoufle de son petit pied, il vit qu'il y entrait sans peine, et qu'elle y était juste comme de cire ». Illustration de l'édition de George Routledge and Son, Londres et New-York, 1865
« L'étonnement des deux sœurs fut grand, mais plus grand encore quand Cendrillon tira de sa poche l'autre petite pantoufle qu'elle mit à son pied ». Illustration allemande d'Aschenputtel au XIXes., par Carl Offterdinger

La composition des pantoufles de Cendrillon fait l'objet, à travers les différentes versions du conte, d'un débat récurrent depuis le XIXe siècle : il s'agit de déterminer s'il s'agit de pantoufles de verre, ou de vair (menu vair, fourrure d'écureuil gris).

La version de Charles Perrault mentionne sans équivoque du verre, le vair n'apparaissant que sous la plume de Balzac, persuadé de corriger, près de deux siècles plus tard, une erreur de Perrault.

Sommaire

Portée de la controverse

La plupart des versions populaires de Cendrillon ne mentionnent pas la matière dont sont faites les chaussures, et pour beaucoup il n'est même pas question de chaussure.
La matière de la pantoufle a un impact narratif, l'épreuve que doit remporter Cendrillon, d'ordre symbolique.
Dans la version de Perrault, elle consiste à essayer une pantoufle, épreuve qui n'est difficile que si la pantoufle est en verre (la fourrure s'adapte à la pointure, non le verre).
Toutefois, les versions non francophones du conte demeurent à l'écart de cette querelle, basée sur une homophonie en langue française.

Les différentes versions

La retranscription de Perrault

L'édition de 1697 des contes de Charles Perrault mentionne « la pantoufle de verre »[1], le titre complet du conte est Cendrillon ou la Petite Pantoufle de verre. Les objets insolites en verre sont une donnée récurrente dans le folklore : montagne de verre[2], pont de verre… et chaussures. On retrouve des pantoufles de verre ou cristal dans les contes catalans[3], écossais, irlandais. Dans Le Poirier aux poires d'or, du folkloriste breton François-Marie Luzel, il est question de trois pantoufles : d'or, d'argent et d'acier[4].

Celles des frères Grimm

Dans la version des frères Grimm l'héroïne, qui prend le nom d'Aschenputtel, se rend successivement à trois bals, vêtue de robes de plus en plus belles et portant successivement des escarpins de soie brodée, puis des escarpins d'or. La fin est plus cruelle que dans la version de Perrault : les sœurs se mutilent jusqu'au sang pour faire entrer leur pieds dans les chaussures et les pigeons amis de Cendrillon leur crèvent les yeux.

Les interprétations de Balzac, Littré et Anatole France

C'est Honoré de Balzac qui, en 1841, citant un poète non précisé, corrige ce qui lui semble être une erreur et propose de remplacer « verre » par « vair » (petit-gris, écureuil) :

« Aux quinzième et seizième siècles, le commerce de la pelleterie formait une des plus florissantes industries. La difficulté de se procurer les fourrures, qui tirées du Nord exigeaient de longs et périlleux voyages, donnait un prix excessif aux produits de la pelleterie. Alors comme à présent, le prix excessif provoquait la consommation, car la vanité ne connaît pas d'obstacles. En France et dans les autres royaumes, non-seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu'atteste le rôle de l'hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d'éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre. Dernièrement, un de nos poètes les plus distingués, était obligé de rétablir la véritable orthographe de ce mot pour l'instruction de ses confrères les feuilletonistes [Coquille du Furne : feuilletonnistes.] en rendant compte de la Cenerentola, où la pantoufle symbolique est remplacée par un anneau qui signifie peu de chose ».[5]

Émile Littré introduit une partie de cette citation dans son dictionnaire de la langue française en 1861 sans en citer l'auteur, la faisant sienne par conséquent. Balzac et Littré corrigent donc l'orthographe au nom de la raison. Mais cette correction n'apporterait pas entièrement satisfaction selon Catherine Magnien. Selon elle, outre que l'on ne fourra jamais par le passé les chaussures de petit-gris, de tels souliers ne semblent pas adaptés pour la danse[6].

Anatole France répond en 1885 à ces tentatives rationalistes dans Le Livre de mon ami[7] :

« C'est par erreur, n'est-il pas vrai, qu'on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre ? On ne peut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu'une carafe. Des chaussures de vair, c'est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idée d'en donner à une fillette pour la mener au bal ».
« Je vous avais pourtant bien dit de vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non de fourrure, mais de verre, d'un verre transparent comme une glace de Saint-Gobain, comme l'eau de source et le cristal de roche. Ces pantoufles étaient fées ; on vous l'a dit, et cela seul lève toute difficulté. Un carrosse sort d'une citrouille. La citrouille était fée. Or, il est très naturel qu'un carrosse fée sorte d'une citrouille fée. C'est le contraire qui serait surprenant ».

La citation d'Anatole France est souvent tronquée, on n'en conserve que la première partie, ce qui le place parmi les tenants de la graphie vair[8].

Si la correction de Balzac apporte une satisfaction relative aux tenants du rationalisme, on conteste l'usage de la fourrure pour des pantoufles (terme employé par Perrault, qui signifiait déjà en son temps « mule, sorte de chaussure dont on se sert habituellement dans la chambre, et qui ordinairement ne couvre pas le talon[9] », donc en contradiction avec la logique de l'histoire) destinées à une réception mondaine et à la danse, et la fourrure n'apporte aucune valeur symbolique au récit. Tout au plus peut-on supposer que pour le peuple, les pantoufles étaient des chaussures de « riches », sans considération de leurs différents usages. Le vair, fourrure de petite dimension, était utilisé pour réaliser les ornements de riches pièces d'habillement dès le début du XIVe siècle. Il s'agissait également d'un terme utilisé en héraldique, donc loin des préoccupations du petit peuple par qui circulaient les contes.

À l'opposé, le verre était, à l'époque de Perrault, pour le peuple, un matériau rare et précieux, symbolique donc d'une personnalité exceptionnelle, particulièrement fine et légère, au point de pouvoir porter de telles chaussures sans les briser ni en être incommodée. On pourrait arguer en plus, « au nom de la raison », qu'il serait bien difficile de chausser une pantoufle de verre si elle ne s'ajustait pas exactement à la forme et à la taille du pied, ce qui se produit dans l'histoire, argument repris par Bruno Bettelheim à propos de la symbolique sexuelle de la chaussure.

Autres versions en France

Dans Le Conte populaire français[10], Paul Delarue recense 38 versions relevées en France (donc, en français, excluant les versions « régionales »). Charles Illouz et Alan Dundes ajoutent que la pantoufle de verre se retrouve d'ailleurs dans d'autres contes provenant de diverses régions comme la Catalogne, l'Irlande ou l'Écosse où l'homonymie française ne peut pas porter à confusion[11],[12].

Sur les versions de Delarue, 32 font mention de chaussures ou de pantoufles, réparties ainsi : chaussures, sans autre précision, 14 ; pantoufles, 10 ; sandales, 1 ; pantoufles de verre, 4 ; pantoufles d'or, 1, chaussures de verre, 1 ; chaussures de cristal, 1.

En occitan, langue dans laquelle l'homophonie verre-vair ne fonctionne pas, une formule de conclusion utilisée par les conteurs était celle-ci :

Cric-crac ! Mon conte es acabat / Abió un escloupoun de veire / Se l'abio pas trincat / Aro lou vous farió veser.
(Cric-crac ! mon conte est achevé / J'avais un petit sabot de verre / Si je ne l'avais pas brisé / Je vous le ferais voir)[13].

Argument de l'orthographe

Un argument consiste à évoquer une erreur de transcription ou une orthographe mal fixée. En réalité, si beaucoup de gens de l'époque étaient illettrés ou avaient une éducation restreinte, l'orthographe était bien fixée[14] et Charles Perrault était membre de l'Académie française : une telle erreur, répétée plusieurs fois, est difficilement envisageable pour deux mots homophones mais de sens très différents, et une erreur récurrente des typographes, échappant à la relecture du correcteur et de l'auteur, relève de la pure spéculation.

Il n'existe pas à ce jour, sauf découverte à venir, de version recueillie, antérieure à l'hypothèse d'Honoré de Balzac, faisant explicitement référence au vair.

Notes et références

  1. VoirBNF et Universalis
  2. Adolphe Orain, Contes du pays gallo, Wikisource : Contes du Pays Gallo/Le Corps-sans-âme
  3. La Ventafochs (la « souffle-feu ») du recueil catalan Lo Rondallayre, l'héroïne porte des chaussures de cristal
  4. Charles Deulin, Les Contes de Ma Mère l'Oye avant Perrault, chap. 9, Wikisource : Les Contes de ma mère l’Oye avant Perrault chap9
  5. Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Études philosophiques, Sur Catherine de Médicis, Première partie : Le Martyr calviniste, 1841. Source Gallica : [1]
  6. Charles Perrault, Contes, Catherine Magnien, éditions Le livre de poche
  7. Dialogue sur les contes de fées, Paris, Livre de Poche, pp 246-247
  8. Article vair dans CNRTL : [2]
  9. Dictionnaire de l'Académie : [3]
  10. Paul Delarue et Marie-Louise Ténèze, Le conte populaire français, Tome II, Paris, Maisonneuve & Larose, 1977
  11. Charles Illouz, De chair et de pierre [lire en ligne], p. 124, éd. MSH, 2000, 192 p. (ISBN 2735108783)
  12. (en) Alan Dundes, Cinderella, a Casebook, p. 112
  13. Charles Mouly, Mon sabot de verre, Contes et légendes des pays d'oc, Toulouse, éditions de Raffût, 2008
  14. Dictionnaire de l'Académie française : [4]

Bibliographie

  • Paul Delarue, À propos de la pantoufle de Cendrillon, Bulletin de la Société française de mythologie, n° 5, janvier-mars 1951, p. 24

Voir aussi


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