Théorème de d'Alembert-Gauss

Théorème de d'Alembert-Gauss
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Jean le Rond D'Alembert est le premier à ressentir la nécessité de démontrer le théorème fondamental de l'algèbre. Sa motivation est entièrement analytique, il recherche une méthode pour trouver une primitive d'une fonction rationnelle. Sa preuve comporte une lacune, qui ne sera comblée qu'au XIXe siècle.

En mathématiques, le théorème de d'Alembert-Gauss (parfois appelé le théorème de d'Alembert ou encore le théorème fondamental de l'algèbre) indique que tout polynôme non constant, à coefficients complexes, admet au moins une racine. En conséquence, tout polynôme à coefficients entiers, rationnels ou encore réels admet au moins une racine complexe, car ces nombres sont aussi des complexes. Une fois ce résultat établi, il devient simple de montrer que sur \mathbb C, le corps des nombres complexes, tout polynôme P est scindé, c'est-à-dire qu'il se décompose de manière unique en produit d'une constante et d'autant de polynômes unitaires du premier degré que le degré de P.

Le temps a rendu l'expression de théorème fondamental de l'algèbre un peu paradoxale. Il n'existe en effet aucune démonstration purement algébrique de ce théorème[Note 1]. Il est nécessaire de faire usage de résultats topologiques ou analytiques pour sa démonstration. L'expression provient d'une époque où l'algèbre s'identifiait essentiellement avec la théorie des équations, c'est-à-dire la résolution de l'équation polynomiale. Les frontières de l'algèbre ont maintenant changé mais le nom du théorème est resté.

Les conséquences du théorème sont nombreuses, en algèbre linéaire ce résultat est essentiel pour la réduction d'endomorphisme, en analyse, il intervient dans la décomposition en éléments simples des fonctions rationnelles utilisée pour trouver une primitive. On les retrouve aussi en théorie de Galois dans un résultat indiquant que tout corps de nombres peut être considéré comme un sous-corps de celui des complexes.

L'histoire du théorème indique l'importance du résultat aux yeux des mathématiciens du XVIIIe siècle. Les plus grands noms, comme ceux de d'Alembert, Euler, Lagrange ou Gauss se sont attelés à sa démonstration, avec des fortunes diverses. La variété et la richesse des méthodes conçues dans ce but fut un moteur puissant pour l'évolution de la recherche en mathématiques et particulièrement pour une meilleure compréhension des nombres complexes.

Sommaire

Énoncés

Le théorème fondamental de l'algèbre admet plusieurs énoncés équivalents.

Théorème de d'Alembert-Gauss[1] --- Tout polynôme non constant, à coefficients complexes, admet au moins une racine complexe.

Par exemple, 1+i est une racine du polynôme X4 + 4. Sous cette forme, le théorème affirme l'existence d'une racine du polynôme P(X) mais n'explique pas comment trouver explicitement cette racine. Cet énoncé existentiel décrit plus une propriété du corps des nombres complexes. Un corps est dit algébriquement clos si tout polynôme de degré strictement positif et à coefficients dans ce corps admet au moins une racine[2]. Le théorème se reformule donc ainsi :

Le corps C est algébriquement clos.

Ce résultat se reformule aussi en termes de factorisation des polynômes à coefficients complexes :

Tout polynôme à coefficients complexes est scindé, c'est-à-dire s'écrit comme un produit de polynômes de degré 1[3].

Ces résultats indiquent qu'un polynôme à coefficients complexes de degré n, que l'on peut écrire anXn +... + a1X + a0 s'écrit aussi an(X - α1)...(X - αn). Ici, la famille (αk), pour k variant de 1 à n, est celle des racines. Certains nombres αk peuvent être égaux, on parle alors de racines multiples.

Le théorème fondamental de l'algèbre équivaut à chacun des énoncés correspondants pour les polynômes à coefficients réels :

Tout polynôme non constant à coefficients réels admet au moins une racine complexe.
Les polynômes irréductibles à coefficients réels sont exactement les polynômes de degré 1, et les polynômes de degré 2 à discriminant strictement négatif (s'écrivant aX2 + bX + c, avec a non nul et b2 − 4ac < 0)
Tout polynôme non constant à coefficients réels s'écrit comme un produit de polynômes de degrés 1 ou 2.[4]

Usages

Analyse

Il apparaît parfois nécessaire de calculer une primitive d'une fonction rationnelle, c'est-à-dire d'une fonction quotient de deux fonctions polynôme. On peut considérer la fonction f définie par[5] :

f(x) = \frac {5x^2 -3x - 11}{x^3 - 2x^2 - 5x + 6}

Un corollaire du théorème fondamental indique que le dénominateur se factorise en éléments du premier degré[6], ici on trouve :

x^3 - 2x^2 - 5x + 6 = (x -1)(x+2)(x-3) \;

Une décomposition en éléments simples de la fonction montre l'existence de trois valeurs a, b et c telles que :

f(x) = \frac a{x-1} +\frac b{x+2} +\frac c{x-3}

Un rapide calcul montre que a = 3/2, b = 1 et c = 5/2, le calcul de la primitive devient alors aisément réalisable.

Algèbre linéaire

Article détaillé : Réduction d'endomorphisme.

La réduction d'endomorphisme fait appel aux polynômes. On peut choisir comme cas particulier un endomorphisme autoadjoint a d'un espace euclidien E pour illustrer l'usage du théorème. Sa matrice dans une base orthonormale est donc symétrique et toutes ses valeurs propres sont réelles. Le polynôme caractéristique de a admet, d'après le théorème fondamental de l'algèbre, une racine λ. Il s'agit d'une valeur propre de a. En remarquant que l'espace orthogonal F à l'espace propre de valeur propre λ est stable par a on comprend que l'endomorphisme est diagonalisable. En effet, il suffit d'appliquer maintenant la même réduction à la restriction de a à F, qui est aussi autoadjointe. Pas à pas l'endomorphisme a est ainsi diagonalisé.

Cet exemple est choisi parmi de nombreux autres. La diagonalisation d'un endomorphisme apparaît souvent comme la conséquence de l'existence d'une racine du polynôme caractéristique ou minimal.

Arithmétique

Article détaillé : Théorie algébrique des nombres.

Une des méthodes de l'arithmétique consiste à étudier les corps de nombres c'est-à-dire des corps contenant \mathbb Q, l'ensemble des nombres rationnels, et qui peuvent être vus comme des \mathbb Q-espaces vectoriels de dimension finie. On montre qu'un corps de nombre K est isomorphe à un sous-corps de \mathbb C. Pour s'en rendre compte, le plus simple est de faire usage du théorème de l'élément primitif. Si n est la dimension de K, ce théorème affirme qu'il existe un élément α de K tel que la famille (1,\alpha,\alpha^2,\dots,\alpha^{n-1}) est une base de K, vue comme un \mathbb Q-espace vectoriel. Ceci implique que αn est combinaison linéaire de cette base, d'où l'existence de coefficients ak, tels que :

\alpha^n + a_{n-1}\alpha^{n-1} + \cdots + a_1\alpha + a_0 = 0, aussi noté P(α) = 0 avec P = \sum_{j=0}^n a_kX^k,\; a_n = 1

Le polynôme P est irréductible dans Q[X], sinon il existerait un polynôme Q de degré strictement inférieur à P tel que Q(α) soit nul et la famille précédente ne serait pas une base, car Q(α) = 0 serait une combinaison linéaire nulle et non triviale de la famille. Soit β un élément de C racine du polynôme P, qui existe d'après le théorème de d'Alembert. Il suffit alors de vérifier qu'il existe un unique morphisme φ de corps de K dans C qui à α associe β. Comme tout morphisme de corps, il est injectif, ce qui montre que φ est bien un isomorphisme de K dans φ(K), qui est un sous-corps de C(Briend 2006, p. 2).

Démonstrations

Preuve directe

La preuve proposée ici fait appel à un bagage mathématique minimal, elle suit le canevas de celle de Cauchy[7]. On considère une fonction polynôme définie dans C par P(z) = a0 + a1z+...+ anzn tel que n est strictement positif et an non nul. On suppose de plus que a0 est non nul, car sinon le polynôme P admet 0 pour racine évidente et le théorème est trivialement vérifié.

Dans un premier temps, l'existence d'un minimum z0 pour la fonction qui à z associe le module de P(z) est établie. Pour cela, on remarque que si le module de z est suffisamment grand, le module de P(z) l'est aussi et la zone des valeurs minimales pour P(z) est nécessairement bornée. Ensuite, on utilise le fait qu'un fermé borné de C est un compact et qu'une fonction continue d'un compact dans R a une image elle-même compacte, donc fermée et bornée, ce qui implique qu'elle atteint sa borne inférieure.

Enfin, on raisonne par l'absurde, on suppose que l'image de z0 par P est non nulle. On trouve une direction c (un nombre complexe non nul) telle que si t désigne un réel, la fonction de R dans R qui à t associe le module de P(z0 + t.c) est strictement décroissante. On en déduit l'existence d'une valeur t0 telle que le module de P(z0 + t0.c) est strictement plus petit que celui de P(z0). Cette contradiction permet de conclure.

Théorème de Liouville

Une preuve très concise repose sur le théorème de Liouville en analyse complexe. À cet effet, on considère un polynôme P à coefficients complexes, de degré au moins égal à 1. On suppose qu'il n'a aucune racine : dès lors, la fonction rationnelle 1 / P est entière et bornée (car elle tend vers 0 à l'infini, d'après la démonstration précédente) ; du théorème de Liouville, on déduit qu'elle est constante, ce qui contredit l'hypothèse sur le degré, et prouve ainsi par l'absurde l'existence d'au moins une racine de P[8].

Théorème de Rouché

Article détaillé : Théorème de Rouché.

Une autre preuve concise s'appuie sur le théorème de Rouché en analyse complexe. On considère le polynôme p à valeurs dans  \mathbb C défini par :

 p(z) = a_0+\dots+a_nz^n

en supposant que le coefficient an est non nul. Il suffit ensuite de comparer ce polynôme à anzn sur un cercle suffisamment grand pour en déduire, en appliquant le théorème de Rouché, que p possède autant de zéros que anzn c'est-à-dire n.

Homotopie

Article détaillé : Homotopie.

Une homotopie entre deux lacets est une déformation continue permettant de passer du premier lacet au deuxième. L'article détaillé montre que si p est un polynôme de degré n et si ρ est un nombre réel suffisamment grand, le lacet α défini sur le cercle unité par :

\forall t \in [0,1]\quad \alpha(t) = \frac {p(\rho\exp(2\pi i \cdot t))}{|p(\rho\exp(2\pi i \cdot t))|}

fait n fois le tour du cercle. Si le polynôme p n'avait pas de racine, il serait homotope à un point. Cette contradiction est la base de la démonstration proposée dans l'article détaillé[9].

Théorème des valeurs intermédiaires

Il existe une preuve presque purement algébrique du théorème fondamental de l'algèbre, réécriture moderne de celle conçue par Lagrange[10]. Elle n'utilise l'analyse que pour prouver, par l'élémentaire théorème des valeurs intermédiaires, que tout polynôme réel de degré impair admet une racine (et le fait que tout réel positif est un carré).

Une fois obtenu ce résultat facile, on s'attaque à des polynômes réels de degré peut-être pair (on ne pourra dans ce cas espérer trouver qu'une racine complexe). Une ingénieuse combinatoire qui fait jouer les relations entre coefficients et racines permet de ramener l'étude d'un polynôme de degré disons 6 à une famille de polynômes réels de degré 15 - plus généralement si le polynôme qui nous intéresse est de degré 2nqq est impair on se ramène à une famille de polynômes réels d'un même degré non divisible par 2n. Ceci laisse entrevoir une récurrence sur la valuation 2-adique du degré du polynôme, qui se révèle effectivement possible.

Traiter les polynômes à coefficients complexes non nécessairement réels n'est plus alors qu'une formalité.

Cette démonstration se généralise au cas des corps réels clos (c'est même ce qui motive leur définition) : si K est un corps réel clos, l'extension L = K(i) est un corps algébriquement clos (i est ici un symbole formel tel que i2+1=0, ce qui revient à définir L comme le quotient de K[X] par le polynôme X2 + 1)  ; ce théorème est « attribué » par Nicolas Bourbaki à Euler et Lagrange[11].

Éléments d'histoire

Les origines

François Viète, en découvrant le calcul littéral, ouvre une nouvelle ère dans l'histoire de l'algèbre.

À l'époque de François Viète (1540 - 1603), le calcul littéral vient d'être découvert[Note 4] par ce mathématicien ainsi que les relations entre coefficients et racines[12]. Il remarque aussi qu'il est toujours possible de construire une équation ayant exactement n racines données. Au début du XVIIe siècle, Roth prétend que le nombre de racines d'une équation polynomiale est borné par son degré(Remmert 1998). Par « racine », il n'entendait pas forcément des racines de la forme a+ib. Un premier énoncé correct est donné par Albert Girard (1595 - 1632), qui, en 1629, dans son traité intitulé Inventions nouvelles en l'algèbre(Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 248), annonce que :

« Toutes les équations d'algèbre reçoivent autant de solutions que la dénomination de la plus haute quantité le démontre. »

Cette idée est reprise dans la Géométrie de René Descartes (1596 - 1650), qui utilise pour la première fois le terme imaginaire, pour qualifier des racines : « ... quelquefois seulement imaginaires c'est-à-dire que l'on peut toujours en imaginer autant que j'ai dit en chaque équation, mais qu'il n'y a quelquefois aucune quantité qui corresponde à celle qu'on imagine... »[13]. Albert Girard les appelait, pour sa part des inexplicables. Leur compréhension est encore insuffisante pour donner un sens à l'idée d'une démonstration. Un nombre imaginaire est ici un nombre fictif, qui, pour les polynômes de degrés supérieurs, joueraient le même rôle que le symbole √-1 formalisé par Bombelli pour les équations de petit degré.

À cette époque, et pendant plus d'un siècle, ce type de propos n'est pas sujet à démonstration. Prouver une définition, ou encore pire une imagination n'a pas le moindre sens, à cette époque(Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 248-249).

L'émergence des nombres complexes

René Descartes, avec Albert Girard, donne un premier sens au terme nombre imaginaire.

Il faut plus d'un siècle, pour passer des nombres imaginaires, fictifs ou impossibles de Girard et Descartes, aux nombres complexes que nous connaissons, c'est-à-dire de la forme a + i.b, où a et b sont des nombres réels. Petit à petit, les nombres complexes sont apprivoisés par les mathématiciens. À l'aide d'un développement en série, Gottfried Leibniz (1646 - 1716) donne un sens univoque à l'égalité de Bombelli(Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 253) :

\sqrt[3]{2+ \sqrt {-121}}+\sqrt[3]{2- \sqrt {-121}} = 4

L'usage de l'unité imaginaire i devient de plus en plus fréquent, et cela dans des contextes bien différents de celui de la théorie des équations. Le mathématicien Abraham de Moivre démontre la formule qui porte son nom et éclaire la relation entre la trigonométrie et les nombres complexes[14]. Enfin, la célèbre formule d'Euler e + 1 = 0, publiée en 1748, achève de convaincre les plus sceptiques.

En 1746, Jean le Rond D'Alembert exprime le besoin de démontrer le théorème fondamental de l'algèbre. Sa motivation n'est en rien algébrique, il souhaite démontrer l'existence d'une décomposition en éléments simples de n'importe quelle fonction rationnelle, afin d'en obtenir des primitives. Si le monde mathématique admet immédiatement le bien-fondé de la nécessité d'une démonstration, l'approche de D'Alembert ne séduit pas. Son procédé se fonde sur des convergences de suites et de familles de courbes, une approche purement analytique. Elle est de plus incomplète, et suppose sans preuve qu'une fonction continue sur un compact et à valeurs réelles atteint son minimum. Elle suppose aussi démontré un résultat sur la convergence de séries, maintenant connu sous le nom de théorème de Puiseux. Les grands noms de son époque souhaitent une démonstration algébrique, de même nature que le théorème[15].

La preuve de D'Alembert fut révisée par Argand en 1814[16]. Ce dernier remplaça le théorème de Puiseux par une simple inégalité, connue aujourd'hui sous le nom d'inégalité d'Argand. Mais la preuve reste incomplète jusqu'au milieu du XIXe siècle[17].

Les preuves d'Euler et de Lagrange

Joseph-Louis Lagrange complète partiellement une preuve esquissée par Euler.

Deux tentatives de preuves sont l'œuvre de Leonhard Euler (1707 - 1783) et de Joseph-Louis Lagrange (1736 - 1813). Elles se suivent et celle plus tardive de Lagrange vise à combler certaines lacunes laissées par Euler.

Les démonstrations n'étudient que le cas où le polynôme est à coefficients réels. On peut remarquer que si le résultat est établi pour les polynômes réels, le passage à un polynôme P à coefficients complexes, n'est guère difficile. Si Pc désigne le polynôme ayant les coefficients conjugués de ceux de P, le produit P.Pc est un polynôme à coefficients réels, et si x est une racine du polynôme produit, alors soit il est aussi racine du polynôme P, soit il est racine de Pc, mais dans le dernier cas le conjugué de x est une racine de P.

Ensuite, si le degré n est impair, il est évident que le polynôme admet une racine, car si une grandeur est suffisamment grande, l'image par le polynôme de cette grandeur et de son opposé sont de signes opposés. Il faudra attendre les travaux de Bernard Bolzano de 1816 pour obtenir une démonstration du théorème des valeurs intermédiaires rigoureuse et pour que ce résultat ne soit plus une évidence[18].

Enfin, Euler et Lagrange considèrent le cas où n est de la forme 2p.q, où p et q sont des entiers positifs. L'objectif est de montrer par récurrence sur p que toutes les racines imaginaires, au sens de Girard où Descartes, sont complexes au sens où elles sont combinaison linéaire à coefficients réels de 1 et de i. La démonstration d'Euler est rigoureuse pour le degré 4, mais à peine esquissée dans le cas général, celle de Lagrange se fonde sur des fonctions rationnelles invariantes par ce que l'on appelle maintenant un groupe de permutations des racines(Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 250). D'autres tentatives de même nature sont l'œuvre de Foncenex et de Laplace.

Gauss et la rigueur

Carl Friedrich Gauss présente des preuves rigoureuses du théorème.

Carl Friedrich Gauss (1777 - 1855) écrit sa thèse de doctorat sur le sujet en 1799[19]. Il reproche une démarche peu rigoureuse de la part de ses prédécesseurs, à l'exception de d'Alembert qui utilise un raisonnement analytique de nature différente (mais ayant aussi des lacunes). Ils supposent tous l'existence de n racines et montrent que ces racines sont des nombres complexes. Le sens à donner à ces n racines laisse Gauss perplexe, il s'exprime ainsi : « L'hypothèse de base de la démonstration, l'axiome est que toute équation possède effectivement n racines possibles ou impossibles. Si l'on entend par possibles réels et par impossibles, complexes, cet axiome est inadmissible puisque c'est justement ce qu'il s'agit de démontrer. Mais si l'on entend par possibles les quantités réelles et complexes et par impossibles tout ce qui manque pour qu'on ait exactement n racines, cet axiome est acceptable. Impossible signifie alors quantité qui n'existe pas dans tout le domaine des grandeurs(Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 252). » La faiblesse, c'est que, si elles n'existent pas, et cela dans tout le domaine des grandeurs, est-il raisonnable de calculer dessus comme le font Euler et Lagrange ?

La première preuve de Gauss, présentée en 1799 et fondée sur le canevas de d'Alembert, reste encore incomplète. À l'époque, l'existence d'un minimum atteint par une fonction continue définie sur un compact n'est pas démontrée. En 1814, un amateur suisse du nom de Jean-Robert Argand présente une preuve à la fois solide et simple, fondée sur le canevas de d'Alembert. Cette preuve est reprise par Cauchy, qui en fait un chapitre entier de son cours d'analyse pour l'école Polytechnique[20]. Comme à son habitude, il n'éprouve pas le besoin de citer Argand, le véritable auteur.

Selon Remmert(Remmert 1998), cette première preuve de Gauss est une belle preuve géométrique, mais reste encore incomplète. Les zéros sont interprétés comme les intersections des deux courbes algébriques réelles ReP = 0 et ImP = 0. En l'infini, ces courbes ont 2n branches qui s'alternent (partie facile de la preuve). Malheureusement, en déduire l'existence de n points d'intersections comptées avec multiplicité n'est pas une application directe du théorème des valeurs intermédiaires. Elle sera seulement donnée par Ostrowski en 1920.

La deuxième preuve de Gauss fait appel à la démarche d'Euler et de Lagrange. Cette fois-ci, il remplace les racines par des indéterminées, ce qui aboutit à une preuve rigoureuse[21], mais plus tardive que celle d'Argand.

La troisième preuve de Gauss date de 1816. Il s'agit en réalité d'un résultat sur la localisation des zéros des fonctions polynomiales. Aujourd'hui, ce résultat est étendu aux fonctions dites holomorphes (dont les fonctions polynomiales sont des exemples). Il est connu sous le nom de le théorème de Rouché.

La quatrième preuve de Gauss date de 1849.

La théorie de Galois

Article détaillé : Théorie de Galois.

L'histoire finit par combler la lacune de la démonstration de Lagrange. Evariste Galois (1811 - 1832) réutilise les idées de Lagrange sous un angle plus novateur et qui préfigure l'algèbre moderne[22]. Ces idées, reprises par Ernst Kummer et Leopold Kronecker, débouchent sur l'existence d'un corps contenant toutes les racines du polynôme, et cela indépendamment de toute construction sur les nombres complexes. Ce corps est appelé corps de décomposition, son usage permet la reprise des idées de Lagrange, de manière tout à fait rigoureuse(Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 252). La démonstration devient proche de celle de Frobenius, présentée dans cet article dans un langage plus moderne et plus puissant, elle permet aussi de démontrer qu'il n'existe aucun corps commutatif contenu dans \C, contenant strictement \R et autre que \C.

Remmert(Remmert 1998, p. 100) attribue cette réactualisation de la preuve de Lagrange à Adolf Kneser (de)[23].

Démonstrations itératives et effectivité

Une façon de représenter l'ensemble de Julia, ici pour un polynôme de la forme P(z)=z2+ c, où c est à l'extérieur (et proche de la frontière) de l'ensemble de Mandelbrot.

Même complétée et corrigée, la démonstration de D'Alembert et d'Argand n'est pas constructive : elle utilise le fait que le module d'un polynôme atteint son minimum, sans préciser en quel point. Il serait pourtant souhaitable de pouvoir approcher les racines des polynômes, par exemple en disposant d'une démonstration qui explicite une manière d'exhiber une racine, ou une suite de nombres complexes qui converge vers une racine. Des théorèmes de localisation sur les zéros des fonctions holomorphes peuvent être déduits du théorème des résidus dû à Cauchy, mais ne sont pas réellement effectifs : il est par exemple impossible d'implémenter un algorithme d'approximation fondé sur ceux-ci[réf. nécessaire].

Selon Remmert, la première tentative significative fut proposée par Weierstrass en 1859[24]. Bien que la méthode proposée ne fonctionne pas bien, l'idée est intéressante : il s'agit d'itérer la fonction

x\mapsto x-P(x).

Ceci donne lieu à une suite qui, si elle converge, converge vers un zéro de P. Cette idée est exploitée pour montrer le théorème du point fixe pour les fonctions contractantes par exemple. Cependant, la convergence n'est, ici, pas automatique : l'ensemble des valeurs de x pour lesquelles la suite itérée est bornée n'est pas C en général ; même en se limitant à un domaine borné, il arrive fréquemment que la suite diverge pour presque tout point de départ ; ceux pour lesquels elle reste bornée forment d'ailleurs une des « fractales » les plus connues : l'ensemble de Julia (rempli) associé à P, et qui est souvent une poussière de Cantor, de dimension de Hausdorff nulle ; c'est par exemple le cas du polynôme P(x) = − x2 + x − 1.

Si les racines du polynôme P étudié sont simples (ce qui est une condition générique), la méthode de Newton peut être appliquée. Elle consiste à itérer la fonction

x\mapsto x-P(x)/P'(x),

qui à x associe le point d'annulation de la tangente de P en x. Encore une fois, si cette suite converge, sa limite est un zéro de P et, cette fois, la convergence est assurée si la valeur initiale est choisie suffisamment proche d'une racine de P.

Une importante correction a été apportée par Stephen Smale en 1979[25]. Elle consiste à itérer la fonction

x\mapsto x-\min(1,H(x))\frac{P(x)}{P'(x)},

où la fonction H est définie en fonction du polynôme P par la formule

H(x)=C(|x|)\frac{|P'(x)|^2}{|P(x)|\max |a_i|}.

Les ai sont les coefficients de P, et C est une fonction rationnelle d'une variable réelle. Smale démontra que la suite obtenue zn converge toujours vers un zéro du polynôme P, quelle que soit la valeur initiale z0.

Notes, références et bibliographie

Notes

  1. Voir cependant la sous-section #Théorème des valeurs intermédiaires
  2. Une variante sophistiquée de la preuve de Cauchy, proposée par Littlewood en 1941, permet d'éviter le recours à ce lemme. Elle est décrite dans l'article Racine d'un nombre complexe.
  3. Voir l'article Nombre complexe pour plus de détails.
  4. Voir l'article Théorie des équations (histoire des sciences).

Références

  1. V. F. Bayart Théorème de D'Alembert-Gauss par Bibm@th.net : si l'énoncé est conforme à celui que l'on trouve dans la littérature, les remarques historiques sont contredites, par exemple par Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986.
  2. On trouve cet énoncé dans : D. Tournès Propriétés du corps des nombres complexes par l'IUFM de la Réunion
  3. On trouve ce corollaire dans : C. Antonini J.-F. Quint P. Borgnat J. Bérard E. Lebeau E. Souche A. Chateau O. Teytaud Résultats liés à la compacité par le site mathématiques.net
  4. A. Frabetti Formulaire sur les nombrescomplexes Université de Claude Bernard Lyon I
  5. Cet exemple est issu de : Décomposition en éléments simples d'une fonction rationnelle par le site Homéomath
  6. En réalité, cette méthode ne permet d'obtenir directement des primitives que dans C ; pour des primitives réelles, la factorisation peut fait apparaître également des trinômes du second degré à discriminant négatif, conduisant à des éléments simples de seconde espèce, intégrables à l'aide de la fonction arc tangente
  7. (en) A. Bogomolny Details of the proof by Cauchy sur le site cut-the-knot
  8. Adrien Douady et Régine Douady, Algèbre et théories galoisiennes [détail des éditions], p. 283
  9. On trouve cette démonstration dans : (en) A. Hatcher Algebraic Topology Cambridge University Press, 2001 (ISBN 0521795400), p. 31.
  10. Pierre Samuel, Théorie algébrique des nombres [détail des éditions], p. 53-54
  11. N. Bourbaki, Algèbre, ch.5[réf. insuffisante]
  12. F. Duffaud Viète et les techniques algébriques par le site Math93
  13. R. Descartes, La géométrie, 1637
  14. V. F. Bayart Abraham de Moivre par Bibm@th.net
  15. Les idées de ce paragraphe proviennent de Dahan-Dalmedico et Peiffer 1986, p. 249-250.
  16. Argand, Réflexions sur la nouvelle théorie d'analyse, Annales de Mathématiques 5 (1814), pp. 197-209.
  17. Les idées de ce paragraphe proviennent de Remmert 1998.
  18. Michel Guillemot,Bolzano et la démonstration du théorème des valeurs intermédiaires, in La démonstration mathématique dans l'histoire, Irem de Lyon.
  19. (la) C. F. Gauss, Demonstratio nova theorematis…
  20. A. L. Cauchy, Cours d'Analyse de l'École Royale Polytechnique, 1ère partie : Analyse Algébrique, Éditions Jacques Gabay (ISBN 2876470535)
  21. Une version moderne de cette preuve, la n°5, est proposée dans Briend 2006. Voir aussi (en) Another new proof of the theorem… (traduction de l'original)
  22. C'est l'opinion d'Alain Connes pour qui la pensée de Galois préfigure le formalisme moderne : A. Connes, La pensee d'Evariste Galois et le formalisme moderne (2005)
  23. (de) Adolf Kneser, « Arithmetische Begründung einiger algebraischer fundamental Sätze », dans Journal de Crelle, vol. 102, 1888, p. 20-55 [texte intégral] 
  24. (de) Weierstrass, Neuer Beweiss des Fundamentalsatzes der Algebra, Math. Werke 1 (1859) p. 247-256
  25. (en) Smale, On algorithms for solving f(x)=0. Comm. Pure and Appl. Math 32 (1979), pp. 281-312.

Bibliographie

  • A. Dahan-Dalmedico et J. Peiffer, Une Histoire des mathématiques - Routes et dédales [détail des éditions] 
  • Reinhold Remmert (de), « Le théorème fondamental de l'algèbre », dans H.-D. Ebbinghaus, H. Hermes, F. Hirzebruch, M. Koecher, K. Lamotke, K. Mainzer, J. Neukirch, A. Prestel et R. Remmert, Les nombres, leur histoire, leur place et leur rôle de l'Antiquité aux recherches actuelles, Vuibert, 1998 (ISBN 978-2-71178901-6), p. 91-117  (trad. de Zahlen, Springer-Verlag, 1983)

Voir aussi

Liens externes

Bibliographie complémentaire

  • (en) B. Fine et G. Rosenberg, The fundamental theorem of algebra, Springer, 1997 (ISBN 0387946578)
  • C. Gilain, Sur l'histoire du théorème fondamental de l'algèbre: théorie des équations et calcul intégral, Archive for History of Exact Sciences, vol. 4, n° 2, p. 91-136
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